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Je n’ai jamais vu bataille plus sanglante que celle qui s’engagea dans la plaine marécageuse de Muret, le 12 septembre 1213.

Entre les mille cavaliers de Simon de Montfort et les armées du roi Pierre d’Aragon, du comte de Foix et du comte de Toulouse, le choc fut si violent que le bruit des armes ressembla à celui d’une troupe de bûcherons abattant à grands coups de cognée les arbres d’une forêt entière.

J’ignorais que les chevaliers de Simon de Montfort eussent fait serment de tuer le roi d’Aragon.

Je les vois s’ouvrir à coups de glaive un large sillon dans l’armée du roi Pierre, parvenir jusqu’à lui, et leur haine est si farouche qu’ils ne se saisissent pas de lui pour obtenir rançon, comme il est de coutume ; ils ne s’arrêtent pas même de frapper quand il crie « Je suis le roi ! ». Il est si durement blessé que le sang coule à flots jusqu’à terre, et il tombe de tout son long, mort. Ceux qui l’entouraient, au lieu de le défendre, prennent la fuite.

Et la bataille devient carnage.

Simon de Montfort s’est élancé avec furie dans le combat, et, la victoire acquise, il pénètre dans les villes qui se livrent. Il prend Marmande, Montauban, Narbonne.

Puis il pénètre dans Toulouse sans que personne ne s’y oppose. Raimond VI et son jeune fils Raimond VII se sont enfuis et retirés à la cour d’Angleterre.

Simon de Montfort est ainsi devenu le maître du Quercy au Périgord, de l’Agenais au Languedoc.

J’ai informé le roi de France de la façon dont il levait des impôts de trois deniers par feu, qu’il reversait à l’Église. Les évêques, se félicitant de cette générosité, devenaient les alliés du comte. Ils souhaitaient que toutes les terres de Raimond de Toulouse revinssent à Simon de Montfort.

Seul le pape Innocent III, qui craignait que cette puissance nouvelle limitât son pouvoir, s’opposa à cette mesure.

On m’a rapporté les propos d’évêques protestant contre cette restriction :

« Sire, pape véritable, cher Innocent, livre à Montfort et à sa lignée la terre tout entière. Si tu ne la lui donnes pas en toute propriété, il faut que partout passe glaive et feu dévorant ! »

Simon de Montfort était à leurs yeux le seigneur des croisés, le vainqueur des hérétiques. Point de pitié pour les Infidèles !

« Tuons-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! »

J’ai recueilli pour Philippe Auguste la réponse d’Innocent III.

Il condamnait ces « cruels sentiments, ces prédications pressantes et brûlantes…, car jamais, par la foi que je vous dois, il ne m’est sorti de la bouche que le comte Raimond dût être condamné ni ruiné… Si son fils se montre dévoué à Dieu et à l’Église, s’il n’est envers eux ni orgueilleux ni traître, Dieu lui rendra Toulouse et Agen et Beaucaire… ».

« Dieu n’oubliera pas non plus le roi de France », a murmuré Philippe Auguste.

28.

Je ne sais si l’esprit de Dieu inspirait chaque acte du roi, mais jamais mon suzerain ne m’a paru ainsi assuré, écrit Henri de Thorenc.

Il allait sans se hâter, la tête souvent baissée comme pour ne pas se laisser distraire par le spectacle de ce qui l’entourait, et son attitude recueillie, celle d’un homme en prière écoutant la voix de Dieu, interrogeant le Seigneur, imposait silence à ses proches.

J’attendais qu’il se tournât vers moi et me questionnât pour oser lui parler ou lui répondre.

Lorsqu’il m’avait revu, il avait écouté, les yeux mi-clos, le récit de la bataille de Muret, les conquêtes menées ville après ville par Simon de Montfort, et l’appui qu’apportait au chef des croisés un chanoine espagnol, Dominique.

Ce moine et ses compagnons avaient entrepris de convertir les hérétiques. Vêtus de blanc, ils allaient affronter les Parfaits, les Bons Hommes, et s’apprêtaient à créer un ordre nouveau.

On les avait vus, durant la bataille de Muret, crier, hurler plutôt : « Seigneur, repousse l’ennemi et donne-nous aussitôt la paix ! »

Ils avaient reçu de Simon de Montfort une part des dépouilles des vaincus, créé un monastère et érigé des tribunaux pour juger les hérétiques qui avaient refusé de se convertir. Leur « inquisition » était impitoyable, fouillant le plus menu recoin de la vie des hérétiques.

Le moine Dominique était un saint homme qui jeûnait au pain et à l’eau, vivait sans dormir, prêchait avec une flamme vive, suscitait à chacun de ses pas de nouveaux disciples.

Ceux-ci vivent dans la pauvreté, ils mendient, prêchent l’Évangile à toute créature. Ils sont écoutés, suivis, craints, et Dominique, comme un homme habité et guidé par Dieu, accomplit des miracles.

« Qu’il vienne ici, à Paris », se contenta de dire Philippe Auguste quand j’eus cessé de parler.

Le roi m’entraîna hors du Louvre et, accompagnés de quelques chevaliers, nous longeâmes l’enceinte de Paris, désormais achevée, gardée par des sergents.

Autour du Louvre, les rues étaient pavées et, sur ordre du roi, il était interdit d’y jeter des immondices. Ainsi la puanteur qui naguère empoisonnait l’air aux abords du Louvre avait disparu.

Le roi façonnait sa capitale à l’image de sa pensée, forte et mesurée.

Mais sa main, lorsqu’elle me saisissait le bras, le poignet ou l’épaule, était aussi dure qui si elle avait été gantée de fer.

Cette manière d’emprisonner révélait une volonté qui exigeait qu’on lui obéisse. Rien ne pouvait ni de devait lui résister.

« Il descend dans l’abbaye de Saint-Denis comme dans sa propre chambre », me dit-on.

Il obtenait qu’on lui versât un droit sur les sièges d’abbé et d’évêque vacants. Et il les maintenait sans titulaire, en récoltant ainsi les bénéfices. Il imposait « ce droit de régale » à l’Église.

« Je suis un grand amasseur de trésors », me dit-il en me montrant les coffres qui s’entassaient dans le donjon du Louvre.

Il pressait aussi bien les gens d’Église que les Juifs et les petits seigneurs.

Il accordait, moyennant versement d’un cens, sa protection aux Juifs en les laissant développer leurs activités de banque et d’usure.

Il étendait son autorité en offrant aux châtelains sa sauvegarde, tout comme il l’offrait aux abbayes que ces seigneurs féodaux dépouillaient souvent. Il mit ainsi fin à ces entreprises de « brigandage ».

Et j’ai vu s’agenouiller devant lui les seigneurs venus faire acte de repentance et d’allégeance.

J’ai entendu Roger de Crest, dont le château se dressait face à celui des Villeneuve de Thorenc, dire :

« Moi, Roger de Crest, déclare m’être mis à la discrétion de mon seigneur Philippe, illustre roi de France, et lui avoir fait réparation pour ne pas lui avoir rendu mes services comme je les lui dois. Et quant aux “entreprises” dont je me connaissais coupable envers les églises et abbayes, je donnerai telle satisfaction qu’il exigera. Quarante jours après qu’il aura fait connaître sa volonté, toutes les réparations seront ponctuellement accomplies… Enfin, j’ai fait jurer à mes vassaux, sur l’Évangile, que dans le cas où ils apprendraient que je cherche à nuire en quoi que ce soit à mon seigneur le roi de France, ils l’en avertiraient aussitôt et prendraient son parti contre moi. »

Alors qu’on s’inclinait ainsi devant lui, qu’on s’abandonnait entre ses mains, Philippe Auguste gardait un visage impassible comme s’il n’eût pas entendu ces déclarations de soumission.

Il dépouillait les seigneurs, les clercs, les Juifs d’une part croissante de leurs biens et bénéfices, mais le faisait avec humilité.

Il agissait le plus souvent sans avancer les raisons de ses actes, si bien qu’on lui prêtait les mobiles les plus divers, parfois les plus contradictoires.

Un jour que nous redescendions du donjon du Louvre, il s’arrêta plusieurs fois comme s’il avait peine à trouver son équilibre dans cet escalier étroit.