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Ils écoutaient la voix de Jean sans Terre, que j’appellerai Jean le Cruel.

Il haïssait Philippe Auguste, la bouche pleine du fiel de l’amertume. Celui-ci avait vaincu, chassé de la terre française les Plantagenêts, et Jean ruminait sa revanche, impitoyable avec ceux de ses barons qui se rebellaient.

Il enlevait leurs femmes, leurs filles et leurs soeurs. Il prenait en otages les fils, les enfermaient dans les cachots de ses châteaux, jusqu’à ce que les barons viennent implorer sa clémence, offrir leurs biens pour obtenir la libération de leurs proches.

Mais ceux-ci étaient déja morts.

Une mère, épouse d’un chevalier rebelle, avait dévoré dans sa prison, après des dizaines de jours sans nourriture, les joues de son tout jeune fils.

D’autres fuyaient, se réfugiaient auprès du roi de France, invitaient Philippe Auguste à débarquer dans le royaume d’Angleterre afin d’en chasser Jean sans Terre, le Cruel.

Mais le roi d’Angleterre incarnait aussi l’espérance pour ceux qui ne supportaient pas la domination de Philippe. Le comte de Boulogne, Renaud de Dammartin, souffrait d’être soumis au roi de France alors qu’il voulait régner dans son fief en souverain.

À lui qui n’était qu’un petit seigneur gonflé de vanité, Jean sans Terre offre une place en son Conseil royal, il en fait un messager de ses ambitions.

Renaud de Dammartin va ainsi d’Otton de Brunswick, empereur dépossédé, à Ferrand, comte de Flandre.

Sur ordre de Jean sans Terre, il bâtit une coalition. Il porte de l’un à l’autre les messages secrets. Il convainc le comte de Hollande, Guillaume, et le duc de Limbourg et de Lorraine de rejoindre cette large alliance.

Et Jean sans Terre ne cesse de flatter et corrompre.

« J’ai fait hommage de fidélité au seigneur Jean sans Terre, roi d’Angleterre, comme à mon seigneur lige, déclare Renaud de Dammartin. Je le servirai fidèlement, tant que je vivrai, contre tous les mortels, et ne ferai ni paix ni trêve avec ses ennemis, le roi de France et son fils Louis, ou tout autre. »

Le comte de Hollande, Guillaume, prononce le même serment d’allégeance à Jean :

« Je me suis engagé à protéger sa terre d’Angleterre comme à reconquérir ses autres domaines. »

Et le comte de Flandre, Ferrand, de se rallier lui aussi au roi d’Angleterre.

Tous ceux-là, rongés par la jalousie, sont aussi des vassaux félons, parce que Jean sans Terre paie en bon or leur trahison. Sans compter qu’ils redoutent l’ambition de Philippe Auguste…

Une nuit, raconte Henri de Thorenc, alors que je dormais dans une chambre proche de celle du roi, j’entendis grand bruit et reconnus la voix forte de mon suzerain.

Il criait plus qu’il ne parlait : « Dieu, qu’est-ce que j’attends pour m’en aller à la conquête de l’Angleterre ? » répétait-il.

Un chambellan vint peu après me quérir et je gagnai la chambre du roi éclairée par les flammes de cent bougies.

Les conseillers du souverain et quelques chevaliers parmi les plus fidèles arrivèrent à leur tour.

Je n’avais jamais vu Philippe dans une telle excitation. Il répétait qu’il voulait passer en Angleterre et en conquérir le royaume.

L’heure et l’humeur n’étaient point à conseiller au roi prudence ni mesure.

Il nous ordonna d’envoyer des coursiers dans tous les ports de mer, retenir tous les vaisseaux qu’on pourrait trouver, et d’en faire construire de nouveaux en grande quantité.

Quand j’appris quelques mois plus tard que le légat du pape avait, au nom du vicaire du Christ, déclaré à Jean sans Terre que « ni vous ni votre héritier ne pourrez plus porter la couronne…, que votre royaume est accordé à celui qui, sur l’ordre du pape, l’attaquera », je me félicitai de l’audace et de la résolution de Philippe II Auguste.

Ce n’était pas une guerre qui s’engageait, mais une croisade, puisque le pape avait décidé de mettre Jean sans Terre au ban de la Chrétienté.

Je parcourus les ports du royaume. Je recensai une flotte de quinze cents voiles et une immense armée.

Je participai, le 8 avril 1213, à l’assemblée de tous les barons et évêques de France, venus promettre au roi le service d’ost.

À Louis, le fils héritier, une fois conquis le royaume de Jean sans Terre, écherra la couronne d’Angleterre.

Puis j’ai chevauché en compagnie des chevaliers du roi jusqu’à Boulogne.

C’est alors que la foudre fendit d’un éclair brillant le ciel.

Innocent III et Jean sans Terre venaient de se réconcilier ! Jean le Cruel avait juré d’aimer la Sainte Église !

Et les barons anglais s’étaient ralliés à leur souverain !

La croisade était morte avant d’avoir vécu.

Le pape avait toujours deux langues dans la bouche. Contre Jean sans Terre il avait dressé Philippe Auguste comme un épouvantail pour contraindre le Plantagenêt à la soumission.

J’ai admiré que le roi de France fasse bonne contenance. Il a dit seulement :

« Je triomphe puisque, grâce à moi, Rome a soumis le royaume de mon ennemi. »

Je sais, moi, la grande ire et le grand courroux que le roi de France ressentit en son coeur contre le pape qui lui avait barré la route de l’Angleterre.

31.

Comme tous, j’ai enduré la grande colère de Philippe Auguste, poursuit Henri de Thorenc. Le roi de France roulait des yeux furieux. On ne pouvait point s’adresser à lui tandis qu’il chevauchait vers la Flandre afin d’en chasser son vassal félon, le comte Ferrand, qui n’osait encore le combattre ouvertement mais menait une guerre couverte, en homme lige de Jean sans Terre.

« Faites cette nuit même tout ce que j’exige, lui manda par mon intermédiaire Philippe Auguste. Sinon, vous n’aurez qu’à vider cette terre ! »

Nous mîmes le siège devant Gand, mais, dans sa hâte et sa rage, le roi avait oublié que Jean le Cruel était un roi rusé. Il avait envoyé une flotte vers la Flandre alors que nous avions laissé nos nefs sans défense, tirées au sec sur la plage de Damme.

Nous vîmes les flammes les réduire en cendres. Quatre cents furent ainsi détruites et le débarquement en Angleterre s’en alla ainsi en fumée.

La colère de Philippe Auguste crépita comme l’incendie.

Il ordonna qu’on mît le feu aux maisons de Damme et à tous nos navires que les flammes n’avaient pas encore dévorés.

De les voir se consumer, d’entendre craquer les mâts ainsi que les poutres des maisons, rendit au roi sa maîtrise. Sa colère devint habileté et rancune, volonté et ténacité. Il réunit ses proches chevaliers et j’étais à quelques pas de lui lorsqu’il nous dit :

« Votre sagesse connaît bien les mobiles qui me déterminèrent à aller visiter les places de l’Angleterre, et vous savez que je n’y fus entraîné par aucun vain désir de gloire ou de jouissance terrestre. Je n’étais conduit que par le zèle et l’amour divin, et voulais simplement prêter mon concours à l’Église opprimée. »

Mon souverain aussi peut avoir deux langues dans la bouche.

Puisque Jean sans Terre s’est soumis à l’Église, poursuivit-il, « il convient que nous changions nos projets ».

C’était la guerre ouverte au comte Ferrand, à la coalition.

« Je tiens captifs soixante bourgeois de Bruges… ils me donneront soixante mille marcs d’argent. Et ceux de la ville d’Ypres me paieront le même poids », ajouta Philippe Auguste.

La guerre ne fut que pillages et incendies, viols et meurtres, sans que les armées se rencontrent.

L’Artois, possession de Louis de France, fut ravagé. Louis et ses compagnons furent encerclés par les flammes à Bailleul et c’est miracle qu’ils en réchappèrent.