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Je suis entré avec mon suzerain dans l’église. Nous avons prié le Seigneur, puis nous avons revêtu nos armures, et le roi s’est adressé aux chevaliers rassemblés.

Près de lui, je tenais haut sa bannière et remerciai Dieu de la grâce qu’Il m’accordait de pouvoir servir mon roi à cette place. J’ai écouté Philippe en tremblant d’émotion.

« Vous voyez que je porte la couronne de France, dit-il, mais je suis homme comme vous, si vous ne m’aidiez pas à la porter, je ne pourrais en soutenir le poids. »

Il montre sa couronne :

« La voici : je veux que vous soyez tous rois comme je le suis, et, en vérité, je ne pourrais, sans vous, gouverner mon royaume. »

Son écuyer avance le destrier du roi de France.

Les chevaliers saisissent les rênes de leurs montures et attendent un signal pour monter en selle.

« Quand les Teutons combattent à pied, dit Philippe Auguste, vous, enfants de Gaule, combattez toujours à cheval ! »

Il empoigne les rênes.

« Le roi Otton et son armée ont été excommuniés par le pape, dit-il encore. L’argent qui sert à les solder est le produit des larmes des pauvres, du pillage des terres appartenant à Dieu et au clergé… Nous sommes chrétiens, Dieu nous donnera le moyen de triompher de nos ennemis, qui sont aussi les siens ! »

Nous nous sommes agenouillés, priant le Très Chrétien roi de France, mon suzerain, de nous bénir.

Il éleva les mains et implora sur nous la bénédiction divine.

Aussitôt retentit le son des trompettes, les cris des chevaliers désireux de se faire reconnaître dans la poussière des blés piétinés. Les sergents à pied s’avancent de part et d’autre. Ils agrippent avec leurs crochets l’armure des chevaliers qu’ils cherchent par là à désarçonner. J’en ai vu tomber lourdement à terre, devenus impotents, comme de gros insectes renversés sur le dos. J’ai vu les sergents, les piétons tenter de les égorger avec des couteaux longs et grêles qu’ils glissent dans les jointures des armures.

… Moi, Hugues de Thorenc, je suspens ici la copie de la chronique tenue par Henri de Thorenc, car il ne souffle mot du moment où Philippe Auguste a été enveloppé par la piétaille d’Otton de Brunswick. Ces piétons l’ont harponné et arraché de sa selle, puis se sont jetés sur lui en essayant de trouver le défaut de son haubert pour lui porter un coup de dague à la gorge.

Car les rois, dans cette bataille, étaient devenus simples mortels.

Si mon aïeul ne raconte pas ce grand péril dans lequel est tombé le roi, c’est qu’il s’est jeté dans le combat pour le sauver. Il agite sa bannière aux fleurs de lis afin de rameuter les chevaliers et barons français pour qu’ils portent aide à leur suzerain, et, surtout, il pousse son cheval contre les piétons, les écartant à grands coups de glaive et avec la hanse de sa bannière. Il a sauvé Philippe et décidé ainsi du sort de la bataille.

Car les chevaliers, les sergents, les hommes des milices, les piétons et les barons, vassaux fidèles, ne sont qu’un troupeau sans berger si leur roi vient à être tué ou fait prisonnier.

Ce dimanche de Bouvines, les rois échappèrent à la mort ou à la capture. Mais Otton de Brunswick fut entouré de chevaliers français :

« Ils saisissent son cheval par la bride, raconte Henri de Thorenc, dont je reprends ici la chronique. Ils donnent des coups de glaive. La lame glisse sur l’armure, crève l’oeil du cheval, qui désarçonne Otton. Il réussit à fuir. J’entends Philippe Auguste dire :

– Nous ne verrons plus son visage aujourd’hui.

« Sans son roi, sans la bannière des Brunswick, un énorme dragon surmonté d’un aigle d’or, la coalition des félons était comme un poulet qui court sans sa tête… »

Le comte Ferrand de Flandre est fait prisonnier.

Le comte Renaud de Dammartin, de Boulogne, que protège une tour humaine faite de sergents agglutinés, hérissée de piques, ne peut le défendre lorsqu’il la quitte pour charger.

Lui-même sera pris, blessé en fin de journée.

Au moment où le soleil de ce dimanche 27 juillet 1214 va disparaître, il ne reste plus sur le plateau de Bouvines que sept cents fantassins brabançons qui ne veulent pas fuir et refusent de se rendre.

J’ai vu le geste de Philippe Auguste ordonnant qu’on les massacre, ce qui fut fait.

La vie d’un piéton ne vaut pas rançon.

Mais le roi de France défend que l’on poursuive les chevaliers et les barons au-delà du millier.

Les prisonniers – cinq comtes, vingt-cinq barons à bannières et des dizaines de chevaliers – sont déjà si nombreux que la valeur de leur rançon baisse. Alors, pourquoi se charger de ces bouches inutiles qu’il faudra surveiller et nourrir ?

Pour la plus grande gloire du royaume de France ? Qui la nie ?

Qui peut l’égaler ?

Personne, parmi le peuple, ne doute du triomphe de Philippe Auguste, le Conquérant.

« Qui pourrait s’imaginer, s’exclame Henri de Thorenc, retracer avec la plume, sur un parchemin ou des tablettes, les joyeux applaudissements, les hymnes de triomphe, les innombrables danses des gens du peuple, les chants suaves des clercs, les sons harmonieux des cloches dans les églises, les sanctuaires parés au-dedans comme au-dehors, les rues, les maisons, les routes dans tous les villages et toutes les villes, tendues de courtines et d’étoffes de soie, tapissées de fleurs, d’herbes et de feuillage vert, les habitants de toute classe, de tout sexe et de tout âge accourant de toutes parts pour assister à un si grand triomphe ?

« Les paysans et les moissonneurs interrompent les moissons. Ils suspendent à leur cou leur faux et leur petite houe. Ils se précipitent pour voir enchaîné ce Ferrand, comte de Flandre, dont, peu auparavant, ils redoutaient tant les armes.

« Les paysans, les vieilles femmes et les enfants ne craignent pas de se moquer de lui, profitant de l’équivoque de son nom qui peut s’entendre aussi bien d’un cheval que d’un homme.

« On crie maintenant qu’il est “ferré”, qu’il ne pourra plus ruer, lui qui, auparavant, gonflé d’orgueil et de graisse, levait le talon contre son maître, le roi de France ! »

Cela se passa sur toute la route, jusqu’à ce qu’on fût arrivé à Paris. Les bourgeois parisiens et, par-dessus tout, la multitude des étudiants, le clergé et le peuple allant au-devant du roi, chantant des hymnes et des cantiques, témoignèrent par leurs gestes et leur attitude extérieure de la joie qui emplissait leur âme.

Le jour ne leur suffisait pas pour se livrer à l’allégresse.

Durant sept nuits de suite, ils illuminèrent de sorte qu’on y voyait comme en plein jour. Les étudiants, surtout, ne cessaient de se réjouir dans de nombreux banquets, dansant et chantant sans s’arrêter.

Qui pouvait douter de l’union, autour du roi Philippe Auguste, de tous les Français de la terre capétienne ?

J’ai accompagné Philippe Auguste et son fils, le prince Louis, en Poitou, ajoute Henri de Thorenc.

Les seigneurs qui avaient rendu dommage à Jean sans Terre ralliaient le roi de France.

Leur nouvelle félonie faisait à nouveau d’eux des vassaux fidèles à Philippe.

J’ai vu le roi les accueillir avec bienveillance.

Il signa même à Chinon, le 18 septembre 1214, un traité de paix avec un envoyé du roi d’Angleterre. Jean sans Terre renonçait à ses possessions dans le royaume de France, à l’exception de la Saintonge et de la Gascogne. Il versait des milliers de pièces d’or et d’argent à Philippe Auguste.

Le roi de France n’exigea rien de plus.

Un roi fort et victorieux est sage quand il n’abuse pas de sa prééminence.

cinquième partie

(1214-1223)

« On rapporte qu’avant de mourir, Philippe appela auprès de lui son fils Louis et lui prescrivit de craindre Dieu et d’exalter son Église, de faire bonne justice à son peuple et surtout de protéger les pauvres et les petits contre l’insolence des orgueilleux. »