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Henri de Thorenc,

après la mort de Philippe II Auguste, le Conquérant, survenue le 14 juillet 1223.

33.

« J’avais partagé avec Philippe Auguste les années de guerre », écrit Henri de Thorenc au lendemain de la mort du roi de France, survenue par la volonté de Dieu le 14 juillet 1223, neuf années après le dimanche de Bouvines, ce jour de victoire et de gloire pour le roi conquérant et tout son royaume.

Mon aïeul a tenu une chronique précise de ces dernières années du roi de France :

Philippe II Auguste, le Conquérant, fut sage et donc prudent, poursuit-il.

Moi qui l’avais vu si souvent, en quatre fois dix ans – la longue durée de son règne –, revêtir la cotte de mailles, le heaume, et chevaucher, le glaive brandi, moi qui l’avais vu, sur le plateau de Bouvines, en péril de mort, je le découvrais soucieux d’éviter d’engager sa personne et son royaume en de nouvelles guerres.

Il n’a plus revêtu son armure en ces neuf années. Il allait, paisiblement entouré de ses chevaliers, de l’un de ses châteaux à l’autre, de Paris à Melun, de Saint-Germain à Compiègne, de Saint-Denis à Anet.

Il voulait vivre en « grande paix » et ne rien risquer de perdre de ce qu’il avait conquis.

Il voulait encore agrandir le royaume et bâtir, au profit de la lignée capétienne, ce que les Plantagenêts avaient un temps possédé : un royaume à deux visages, anglais et français.

Mais il connaissait aussi le sort qu’avait réservé Dieu à Jean sans Terre, le Cruel.

Ses barons avaient imposé au roi d’Angleterre, le 15 juin 1215, une Grande Charte qui en faisait leur vassal. Et Jean sans Terre s’était écrié devant ses proches qui l’avaient répété, si bien qu’on l’avait appris à la cour de France :

« Maudite soit la misérable et impudique mère qui m’a engendré ! Pourquoi m’a-t-on bercé sur des genoux ? Pourquoi une femme m’a-t-elle nourri de son lait ? Pourquoi m’a-t–on laissé grandir pour mon malheur ? On aurait dû m’égorger, au lieu de me nourrir ! »

C’est moi qui, pour la plus grande satisfaction de mon roi, lui ai rapporté les mots exprimant cette colère désespérée de Jean sans Terre. J’ai vu Philippe Auguste sourire d’abord, puis, tout à coup, éclater d’un rire bruyant accompagné de grandes tapes données du plat des mains sur la table.

« On dit, ai-je repris, que les routiers qui sont à la solde du roi d’Angleterre se sont moqués de lui, le montrant du doigt : “Voici, ont-ils dit, le vingt-cinquième roi d’Angleterre, celui qui n’est plus roi, pas même roitelet, mais l’opprobre des rois. Voici le roi sans royaume, le seigneur sans seigneurie, celui dont la vue fait vomir, parce qu’il est devenu corvéable, la cinquième roue d’un chariot, un roi de rebut. Pauvre homme, serf de dernière classe, à quelle misère, à quel esclavage te voici réduit !”

J’ai ajouté que Jean sans Terre grinçait des dents, roulait des yeux furibonds, mordait et rongeait des morceaux de bois.

Philippe Auguste cette fois n’a pas ri, disant après un silence :

– Des routiers, des chiens de guerre ne doivent pas insulter et humilier un roi. Ils attentent à l’ordre voulu par Dieu. Un roi doit être obéi et respecté. Sinon, il faut que Dieu et les hommes sacrent un nouveau souverain.

J’ai vu s’avancer, après que le roi de France eut parlé, le prince Louis, fils héritier de Philippe.

– Sire, s’il vous plaisait, j’entreprendrais cette besogne, dit Louis.

– Par la lance Saint-Jacques, répond le roi, tu peux faire ce qu’il te plaît, mais je crois que tu n’en viendras pas à bout, car les Anglais sont traîtres et félons, et ils ne te tiendront pas parole.

– Sire, dit le prince Louis, que la volonté de Dieu en soit faite !

J’ai admiré l’habileté du roi de France. Il souhaitait que son fils Louis débarquât en Angleterre, tentât de s’y faire couronner roi, arguant que Louis était l’époux de Blanche de Castille, nièce de Jean sans Terre, et possédait par là des fiefs en Angleterre.

La prudence de Philippe Auguste était d’autant plus remarquable et signe de grande sagesse que ses ennemis étaient défaits. Au royaume de France, après le dimanche de Bouvines, les ennemis du roi, les vassaux félons avaient fait acte d’allégeance ou pourrissaient dans des cachots.

En grand et juste roi, Philippe Auguste n’avait pas recherché la vengeance cruelle, mais le châtiment impitoyable de la félonie. J’étais présent quand on lui amena Renaud de Dammartin, comte de Boulogne, pieds et poings liés.

Jamais je n’avais vu le roi de France afficher une telle expression de mépris. Il jeta à la face de Renaud toutes ses perfidies et termina par ces mots : « Voilà tout ce que tu as fait contre moi. Cependant, je veux bien t’accorder la vie, mais tu resteras emprisonné jusqu’à expiation complète de tes crimes. »

La fille de Renaud de Dammartin épousa Philippe Hurepel, le fils que Philippe Auguste avait eu avec Agnès de Méran et que le pape Innocent III avait légitimé.

Renaud était ainsi dépossédé de ses fiefs au bénéfice d’un Capétien, et privé de liberté.

Sur ordre de Philippe Auguste, j’ai rendu visite à Renaud de Dammartin dans son cachot du château de Péronne, puis dans celui du château de Goulet, en Normandie.

J’ai rapporté au roi ce que j’avais vu : un homme à la peau grise, au regard brillant de haine et de fièvre.

Renaud de Dammartin était rivé à la muraille par une chaîne longue seulement d’un demi-pas. Au milieu de cette chaîne s’en rattachait une autre de dix pieds de long, fixée à un tronc d’arbre que deux hommes auraient pu à peine porter.

– Il vit comme doit vivre un vassal félon, a dit Philippe Auguste.

Personne n’a osé demander grâce pour Renaud de Dammartin. Je me suis tu, moi aussi, alors que ma voix eût peut-être fléchi le roi de France.

Mais notre silence condamnait Renaud de Dammartin à l’emmurement.

Point de liberté non plus pour Ferrand, comte de Flandre.

Il était « ferré » dans l’un des cachots de la tour du Louvre où, sur ordre du roi, je l’allais visiter chaque mois.

J’ai vu le corps de Ferrand se couvrir de pustules qu’il tentait d’arracher comme s’il avait voulu se débarrasser d’une écorce moisie. Un sang aussi noir que ses ongles perlait au long de chaque griffure.

À mon retour, le roi m’interrogeait d’un simple haussement de sourcils. Je répondais d’une inclinaison de tête. Ferrand survivait comme un arbre qu’on laisse pourrir, et c’était ce que souhaitait le roi. Point de coup de hache sur la nuque des vassaux félons, mais le poids des chaînes et l’oppression d’une nuit que ne vient interrompre aucune aube.

Quant aux fiefs, villes et seigneuries du félon, ils tombent entre les mains du roi de France, les fortifications sont détruites, les fossés comblés, les enfants gardés en otages. Et la vie du prisonnier reste soumise au bon vouloir du roi : « Il sera fait du comte de Flandre selon la volonté du vainqueur, libre de lui accorder ou non la permission de se racheter. »

Je salue cette puissance mesurée de Philippe Auguste, mon suzerain.

Sa gloire flamboie et éclaire tout le royaume, pareil à la nef de la cathédrale de Chartres, haute et claire.

Le roi a versé deux cents livres, le coût de huit piliers, pour que la cathédrale honore par sa beauté, sa nef et ses flèches, ses arcs-boutants et ses vitraux, Dieu notre Seigneur dont le roi de France Très Chrétien est le chevalier.

Il est, je le proclame, fils de Charlemagne ; il est plus grand, plus glorieux qu’Alexandre et que César. Le Macédonien n’a triomphé que pendant douze ans, le Romain pendant dix-huit, tandis que lui, le Capétien, a vaincu ses ennemis pendant trente-deux ans, sans interruption.