Выбрать главу

« Ce fut donc comme une prophétie de la grande foison de gens qui moururent dans ces deux croisades, c’est à savoir dans celle d’Égypte, en 1248, et dans l’autre, là où le roi Louis IX mourut en saint, à Carthage, le 25 août 1270.

« Car maints grands deuils en furent en ce monde, et maintes grandes joies en sont au paradis pour ceux qui, dans ces deux pèlerinages, moururent vrais croisés. »

Je n’avais pas imaginé que la funèbre croix noire, celle des saints martyrs, pût être, de l’avis même de proches du roi, le signe du règne de Saint Louis.

42.

Cette croix noire, celle du deuil, j’ai su que Louis la porte alors qu’il n’est qu’un enfant d’à peine cinq ans.

Blanche de Castille se penche sur son fils, l’invite à s’agenouiller près d’elle, à prier pour que Dieu accueille auprès de Lui l’aîné, Philippe, qui vient de mourir, lui laissant la place d’héritier du royaume.

Puis, le 14 juillet 1223, c’est Philippe Auguste que la mort emporte. Ce grand-père avait enseigné à Louis, puisque un jour l’enfant de neuf ans monterait sur le trône de France. Et Louis, en 1270, peu de temps avant sa propre mort, se souviendra, pour son fils qui deviendra Philippe III le Hardi, des propos de son grand-père :

« Je veux que tu te rappelles une parole du roi Philippe Auguste, mon aïeul, qu’un membre de son Conseil, qui l’avait entendue, me rapporta :

« Le roi était un jour avec son Conseil privé et ceux de son Conseil lui disaient que les clercs lui faisaient beaucoup de tort et que l’on s’étonnait de la façon dont il le tolérait.

« Et il répondit : “Je sais bien qu’ils me font beaucoup de tort, mais quand je pense aux honneurs que Notre Seigneur m’a faits, je préfère supporter mon dommage plutôt que de causer un esclandre entre moi et la Sainte Église.” »

Louis est un enfant nourri de foi et de respect, mais, maintenant qu’il est l’aîné, il fait l’objet de toutes les attentions de sa mère.

Mon père, Denis de Thorenc, en est témoin, et, à la veille de son trépas, en 1271, un peu plus d’un an après celui de Louis, il me racontait comment Blanche de Castille lui faisait écouter, « tout enfant qu’il était, toutes les messes et les sermons aux fêtes ». Elle voulait qu’il éprouvât du dégoût et de la haine pour le péché mortel.

« J’étais le compagnon de Louis, son vassal, frère devant Dieu, racontait mon père. Nous étions entourés de clercs qui nous lisaient La Cité de Dieu de saint Augustin, nous conduisaient aux écoles des dominicains de Compiègne. Nous suivions leurs leçons et leurs sermons.

« Nous jouions avec Robert, Isabelle, Alphonse, Charles, les frères et la soeur de Louis. Nous nous lamentâmes quand l’un de ses frères, Étienne, mourut.

« Sa mère était encore grosse de Charles lorsque, le 8 novembre 1226, Louis VIII fut rappelé à Dieu. Et Louis de Poissy devint roi, chargé de cette nouvelle croix noire, car Louis était le fils le plus aimant de son père.

« Je l’ai vu, agenouillé, le visage dans ses mains, devant l’autel de la chapelle du Louvre, le corps secoué de sanglots.

« Il était Louis IX, il avait douze ans. Blanche de Castille était la régente. J’ai entendu sa mère lui dire :

« “Mon fils, la Providence se sert de moi pour veiller sur ton enfance et te conserver la couronne. J’ai le droit de te rappeler les devoirs d’un monarque et les obligations que t’impose le salut du royaume à la tête duquel Dieu t’a placé. Mais je parlerai devant toi avec la tendresse d’une mère.” »

Je n’ai jamais rencontré cette mère devenue régente. Je suis né en 1256, elle est morte en 1253 alors que Louis était encore en Terre sainte. Mon père était présent à Jaffa quand un chevalier vint apporter au roi la sinistre nouvelle.

Le visage de Louis se vida de son sang, il tomba à genoux et commença à prier.

Il sembla à mon père qu’il devait ranimer l’âme du roi face à ce que Dieu décide, et que chaque humain doit subir et accepter sans révolte. Il dit au roi qui répétait, bras en croix : « J’ai perdu ma mère » :

– Sire, je ne m’en étonne pas, car elle était mortelle, mais je m’étonne que vous, qui êtes un homme sage, meniez si grand deuil ; car vous savez que, selon le sage, douleur que l’on a au coeur ne doit paraître au visage, car agir autrement c’est réjouir ses ennemis et attrister ses amis.

Le roi parut ne pas entendre.

Mon père me confia que Blanche de Castille avait façonné le roi Louis comme un maître forgeron crée une lame. Puis il me parla longuement d’elle.

Elle était plus qu’une mère, me dit-il. Elle l’était comme une Espagnole, et on sait la qualité et le tranchant des âmes hispaniques. Elle vivait entourée de dames et de serviteurs d’outre-Pyrénées. Le sang d’Aliénor d’Aquitaine, son aïeule, et celui de sa mère, Aliénor d’Angleterre, coulaient dans son corps, et celui de son père, Alphonse le Noble de Castille, était aussi valeureux.

Elle était arrivée en France à l’âge de douze ans afin d’être mariée à Louis le Huitième. Elle avait défendu son époux quand il lui avait semblé que son beau-père, Philippe Auguste, ne soutenait pas assez les actions de son fils en Angleterre. Louis avait demandé de l’argent à son père pour résister aux Anglais, et Philippe avait refusé.

« Quand Madame Blanche le sut, me raconta mon père qui avait recueilli le récit d’un chroniqueur, elle vint au roi et lui dit : “Laisserez-vous ainsi mourir mon seigneur, votre fils, en pays étranger ? Sire, pour Dieu, il doit régner après vous, envoyez-lui ce qu’il lui faut, et d’abord les revenus de son patrimoine !

– Certes, dit le roi à Blanche, je n’en ferai rien !

– Non, Sire ?

– Non, vraiment, dit le roi.

– Par le nom de Dieu, je sais, moi, ce que je ferai ; j’ai de beaux enfants de mon seigneur ; je les mettrai en gage et trouverai bien quelqu’un qui me prêtera sur eux !”

Et elle s’en alla comme une folle, mais le roi la fit rappeler et lui dit :

“Blanche, je vous donnerai de mon trésor autant comme vous voudrez ; faites-en ce que vous voudrez, mais sachez en vérité que je n’enverrai rien à votre seigneur Louis, mon fils.

– Sire, répondit Madame Blanche, vous dites bien.”

Et alors un grand trésor lui fut délivré, qu’elle envoya à son seigneur. »

Cette mère qui est prête à mettre ses enfants en gages pour aider son époux, que n’était-elle décidée à faire comme la régente de son fils Louis devenu roi ?

Elle règne comme si elle était elle-même le souverain.

43.

Louis était le roi, mais, devant Blanche de Castille, mère, reine et régente, il baissait la tête et souvent s’agenouillait pour demander son pardon, sa clémence, sa bénédiction, recevoir ses conseils.

Je me tenais à un pas derrière le roi – poursuivait mon père – et n’osais lever les yeux de crainte de croiser le regard de celle que les chroniqueurs et même les barons appelaient « Madame Blanche ».

Je m’agenouillais à l’instar du roi, ne voyant plus de lui les longues et abondantes mèches blondes qui lui couvraient les épaules.

Souvent, Madame Blanche posait sa main aux longs doigts bagués sur la tête de Louis qui se courbait davantage encore. J’entendais sa mère régente lui dire une nouvelle fois qu’elle aimerait mieux qu’il fût mort plutôt que de le voir commettre un péché mortel.

Il tremblait. Je tremblais aussi.

Puis nous partions suivre les messes, les vêpres, les heures canoniales, les sermons. Depuis que Louis avait été sacré à Reims, Madame Blanche se montrait plus exigeante.

Lorsque nous allions jouer dans les bois et sur les rives de la Seine ou de la Loire, un maître accompagnait Louis, l’obligeant à se tenir souvent à l’écart des jeux afin d’écouter ses leçons, de réciter, et parfois il le frappait sur le dos d’un coup de verge, comme Madame Blanche lui en avait donné l’ordre.