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« À quatorze ans, j’ai accompagné “mon suzerain jumeau” à l’abbaye du Mont-Saint-Michel, conquise sur l’Anglais en 1204 par le grand-père du roi, Philippe Auguste, incendiée pendant le siège et achevée d’être reconstruite en 1228. Cette dentelle de pierre a été brodée comme un acte de foi en Notre Seigneur Jésus-Christ. »

Je laissais mon père s’ensevelir dans sa mémoire, puis, après un long silence, il me regardait et murmurait :

«Moi, Denis de Thorenc, je dois te léguer ma mémoire. »

Sa voix devenait plus grave, comme si ses souvenirs étaient encore chargés d’indignation et de colère :

« Blanche de Castille et le roi avaient contraint les barons à s’incliner une nouvelle fois. Elle avait fait plier Raimond VII de Toulouse. J’avais vu celui qui avait battu Simon et Amaury de Montfort s’agenouiller et marcher, le Jeudi saint de l’année 1229, pieds nus, un cierge à la main, sur le parvis de Notre-Dame, supplier que Dieu et l’Église lui pardonnassent et obtenir enfin, après cette humiliation, que son excommunication fût levée. Par le traité de Meaux, Raimond VII remettait à la papauté le Comtat Venaissin et Avignon. Le reste de ce qu’il possédait au-delà du Rhône entrait dans le domaine royal. Il devait hommage lige au roi de France, détruire ses châteaux, verser des milliers de pièces à l’Église, jurer qu’il combattrait l’hérésie, et promettait de marier sa fille, Jeanne, à Alphonse de Poitiers, frère de Louis. »

Mon père ouvrit les bras :

« Dieu avait voulu que le domaine royal de France bordât désormais la Méditerranée, la mer des croisés. Sa bonté faisait au roi Louis obligation. Mais, malgré cela, les jaloux, les félons ne cessaient de décocher leurs flèches contre Blanche de Castille. »

Mon père ferma le poing.

« Qu’ils brûlent en enfer, ceux qui, calomniant la régente, trahissaient leur roi ! »

La voix de mon père avait la force du tonnerre quand l’orage a enfin éclaté et que le ciel est si bas qu’il recouvre la terre d’un linceul noir. Il s’emportait :

On ne rappelait pas tous les tournois de guerre que Blanche de Castille avait gagnés contre Raimond VII de Toulouse, humilié, contre Philippe Hurepel, comte de Boulogne, contre Pierre Mauclerc, comte de Bretagne, et contre bien d’autres seigneurs de plus petite taille.

On oubliait qu’elle avait renforcé le pouvoir du roi de France.

On l’accusait au contraire de retarder le mariage de son fils de quinze ans afin de le maintenir sous sa tutelle.

On prétendait qu’elle l’entourait d’Espagnols et de clercs à sa solde. Qu’elle écartait les barons de France, puisait dans le Trésor royal et envoyait des coffres emplis d’or au-delà des Pyrénées.

Pis encore, on composait des chansons qui l’injuriaient, assurant qu’elle était en commerce charnel avec le comte Thibaud IV de Champagne et avec le légat du pape, Romain Frangipani, cardinal de Saint-Ange, un démon.

Les clercs de l’université de Paris, les plus ardents, écrivaient : « On nous dépouille, on nous enchaîne, on nous noie, c’est la lubricité du légat qui nous vaut cela ! »

On l’accusait même d’être grosse du légat !

Et elle dut se montrer en chemise pour confondre la calomnie. Mais les félons ne désarmaient pas :

Bien est France abâtardie

Seigneurs barons, entendez

Quand femme étrangère l’a en baillie

Et telle est comme vous savez.

On invectivait Thibaud de Champagne, on l’accusait d’être l’ami de coeur et de corps de Dame Avaricieuse, cette Madame Blanche, et d’avoir, pour assouvir ses désirs, empoisonné le roi Louis VIII.

« Un tel homme devrait-il avoir des seigneuries, des châteaux ? Seigneurs, qu’attendez-vous pour en finir avec un tel galant, négligé, boursouflé, avec sa grosse panse ? Thibaud est un bâtard, un félon, plus expert en philtres qu’en chevalerie ! »

Et l’on s’en prenait aux barons pour les inciter à agir contre Blanche de Castille :

« Ils sont trop lents à commencer, disait-on. Ils ont laissé passer le beau temps, et maintenant il va pleuvoir. Et quand ils s’en vont à la cour de la Dame étrangère, soi-disant brouillés avec elle, sachez qu’ils laissent toujours en arrière quelques-uns des leurs pour arranger la prolongation des trêves… »

45.

Les trêves entre les barons et la régente ?

Mon père ricane : les barons, dit-il, ne faisaient pas une guerre de chevaliers, ils étaient pareils à des routiers en maraude.

Lorsque, au mois de janvier 1230, tous se liguèrent contre Thibaud IV de Champagne parce qu’il était vassal fidèle du roi, ce fut pour brûler les villages, dévaster les récoltes en Lorraine. Quant aux Picards et aux Bourguignons, ils incendiaient tout dans les pays par où ils passaient. On s’affrontait peu entre chevaliers, évitant de s’entre-tuer, mais on foulait aux pieds les serfs et leurs pauvres masures.

Quand le roi exigea des barons qu’ils quittent la Champagne, Philippe Hurepel, qui avait pris la tête de la coalition, annonça qu’il ralliait le camp du souverain.

C’est avec jubilation que mon père me fit le récit de la volte-face de Philippe Hurepel telle que les chroniqueurs l’avaient rapportée :

– Par ma foi, dit Hurepel, le roi est mon neveu, et je suis son homme lige. Sachez que je ne suis plus de votre alliance, mais que je serai désormais de son côté, avec tout mon loyal pouvoir.

Quand les barons l’entendirent parler ainsi, lui, leur chef, ils s’entreregardèrent, stupéfaits, et lui dirent :

– Sire, vous avez mal agi envers nous, car vous ferez votre paix avec la reine, et nous perdrons notre terre.

– Au nom de Dieu, leur dit Hurepel, comte de Boulogne, mieux vaut folie laisser que folie poursuivre !

Hurepel conclut une paix avantageuse avec les comtes de Flandre et de Champagne, et soutint les projets de la régente.

« La reine Blanche, conclut mon père, savait bien aimer et haïr ceux et celles qui le méritaient, et récompenser chacun selon ses oeuvres. »

Les barons l’éprouvaient.

Tel d’entre eux disait piteusement : « La reine Blanche a dit qu’elle me déshéritera » – et il courait rejoindre les barons rassemblés par le roi à Ancenis. Ils s’engageaient tous à servir Louis IX contre les prétentions du roi d’Angleterre, Henri III, qui avait débarqué avec une armée à Saint-Malo et au Port-Blanc, et auquel s’était rallié Pierre Mauclerc, comte de Bretagne, persuadé que le Plantagenêt allait reconquérir tous ses domaines en France.

Henri III d’Angleterre avait, dit-on, emporté dans ses bagages un manteau de cérémonie, une couronne et un bâton royal en argent doré pour s’en parer après sa victoire.

Mais cette armée anglaise, qui traversa la Bretagne et le Poitou, gagna la Gascogne, puis revint de Bordeaux à Nantes, erra ainsi pendant trois mois.

« La chaleur et le vin la décimèrent. »

Henri III regagna l’Angleterre et Pierre Mauclerc s’engagea à ne pas pénétrer dans le domaine royal.

Et Louis décida de faire construire, sur la rive droite de la Maine, le château fort d’Angers.

« Nous avions dix-sept ans », dit mon père, puis baissant la tête comme s’il voulait s’excuser de s’être, par ces quelques mots, égalé au roi, il se reprit :

– Le roi avait dix-sept ans.

Et son visage, durant quelques instants, se figea. Il souriait avec une expression extatique, disant :

– Si bel homme déjà, dépassant ses chevaliers de toute la tête !

Il resta longuement silencieux, puis ajouta :

– Il avait des yeux de colombe.

Il se mit tout à coup à parler si vite, en grand désordre, décrivant les habits magnifiques que Blanche de Castille exigeait que le roi portât, et comment Louis souffrait de la richesse de ces tissus, de ces parures. Plus tard, quand il fut maître de ses choix, il se vêtit simplement d’une « cotte de camelot, d’un surcot de laine sans manches, d’un manteau de cendal noir autour de son col très bien peigné et sans capuche, et d’un chapeau de plumes de paon blanc sur la tête.