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– Ce n’était pas le costume d’un ecclésiastique, ajouta mon père. Seuls ses ennemis l’ont prétendu, qui traitaient Louis de « roi papelard, de misérable dévot qui a le cou tors et le capuchon sur l’épaule ». Ils l’appelaient « frère Louis ».

Mon père s’est à nouveau interrompu, avant de préciser :

– À dix-sept ans, il était déjà un homme pieux, s’abîmant en prières, mais c’est plus tard qu’il a assisté chaque jour à la messe de minuit, se rhabillant pour suivre cet office, se remettant au lit à demi vêtu, et, de peur de prolonger son sommeil, il indiquait aux gens de service une certaine longueur de cire des bougies. On avait ordre de le réveiller pour prime, quand elle serait consumée. Après prime, chaque matin, il entendait au moins deux messes, une pour les morts et la messe du jour chantée, puis, pendant le reste de la journée, les offices de tierce, de sexte et de none, vêpres et complies. Le soir, après cinquante génuflexions et autant d’Ave Maria, il se couchait sans boire un verre de « vin de couchier ».

Il était pieux et il était roi – un grand roi, déjà, à dix-sept ans.

46.

Comment moi, Hugues de Thorenc, aurais-je pu ne pas partager l’admiration de mon père pour le roi de France qui m’avait choisi comme l’un de ses écuyers et s’apprêtait à m’adouber ?

J’avais quatorze ans. C’était au début de la sainte et funeste année 1270 qui vit le roi, accompagné de ses meilleurs chevaliers, donc de mon père, partir en croisade et mourir à Carthage, le 25 août 1270.

J’avais voulu m’embarquer avec eux à Aigues-Mortes, mais le roi me l’avait interdit.

Je m’étais agenouillé devant lui, le suppliant de me laisser accomplir mon devoir de chrétien. Mais, posant la main sur l’épaule de mon père, il me dit que ses obligations envers moi et ma lignée de fidèles vassaux étaient celles d’un chef de famille qui ne doit pas seulement penser au présent, mais se soucier de sa descendance.

Et il souhaitait que les Villeneuve de Thorenc pussent toujours, dans l’avenir, servir le roi de France.

« Ton roi te protège, Hugues de Thorenc, Dieu le veut et Dieu te garde ! »

L’annonce de la mort de Saint Louis m’avait accablé, et mon père, qui avait accompagné le corps du roi à Saint-Denis, n’avait plus qu’un désir : rejoindre son « jumeau royal », son « frère suzerain », au royaume des Cieux.

Survivre au roi lui semblait une félonie. Je craignis même qu’il mourût dans les heures qui suivirent l’ensevelissement de Louis à l’abbaye de Saint-Denis, au mois de mai 1271.

Mais je compris qu’il désirait au préalable me léguer la mémoire de ce qu’il avait vécu auprès du roi.

Il se retira en notre château de Thorenc et je passai ainsi auprès de lui, dans notre fief, les derniers mois de sa vie.

Il me parlait chaque jour de l’aube à la nuit, interrompu par de brusques sommes qui étaient comme la préfiguration de sa mort. Je n’osais bouger, guettant son souffle, priant Dieu de le ressusciter.

Il revenait à lui, reprenait son récit d’une voix forte, cependant que je tentais de cacher mon émotion.

Il me conta comment Louis l’avait réprimandé pour avoir jugé et puni des jeunes gens qui avaient chassé dans les bois entourant notre château.

Mais Louis avait lui-même été bien plus sévère avec son propre frère Charles d’Anjou, le convoquant en présence de ses chevaliers et des barons, et lui disant :

« Il ne doit y avoir qu’un roi en France, et ne croyez pas, parce que vous êtes mon frère, que je vous épargnerai contre droite justice ! »

Il fit enfermer au Louvre le sire de Coucy, Enguerrand, qui avait fait pendre trois hommes surpris à chasser sur ses terres. Des seigneurs s’indignèrent :

– Le roi n’a plus qu’à nous pendre ! se récria l’un d’eux.

Louis le fit saisir par ses sergents, et quand ce seigneur, Jean de Tourote, fut agenouillé devant lui, il dit :

– Je ne ferai pas pendre mes barons, mais je les châtierai, s’ils méfont.

« Tel est le roi », avait conclu mon père que le souvenir ranimait.

Il ajouta : « J’ai entendu Louis dire à son fils : “Sois rigide, rigide et loyal à tenir justice et droiture envers tes sujets, sans tourner à droite ni à gauche.” »

Mon père ne me quittait pas des yeux cependant qu’il parlait, guettant mes réactions, sollicitant d’un regard mes questions.

Il savait que j’avais lu les chroniqueurs hostiles au « roi papelard ». Tous évoquaient cette femme, Sarete de Faillouel, qui, un jour, avait interpellé le souverain au moment où il descendait de ses appartements, lui criant :

« Fi ! Fi ! Devrais-tu être roi de France ? Mieux vaudrait qu’un autre fût roi que toi, car tu n’es roi que des frères mineurs, des frères prêcheurs, des prêtres et des clercs ; c’est grand dommage que tu sois roi de France, c’est grande merveille que l’on ne te chasse pas ! »

D’autres assuraient que bien que le roi fût entré, le 25 avril 1234, dans sa vingt et unième année, qu’il fût majeur – selon les légistes – depuis plus de deux ou trois ans, sa mère avait conservé tous les pouvoirs.

On moquait ce roi que Blanche de Castille tenait sous son joug comme ces jeunes gens châtrés dont, disait-on, les chefs sarrasins aimaient à s’entourer.

Louis se complaisait dans cette soumission par amour aveugle pour sa mère.

Il était, selon les mauvais-disants, roi mineur et non grand roi, si bien châtré par sa mère que, morte en 1252, mais ayant réduit Louis à l’impuissance, elle continuait de régner sur son esprit.

Je n’ai pas osé dire cela à mon père, d’autant moins que je gardais moi aussi le souvenir d’un roi chevalier dont on vantait les actes de bravoure. Lors de sa première croisade, il sautait le premier à bas du navire pour se porter vers le rivage afin de secourir des chevaliers encerclés par les Sarrasins. Il avançait, de l’eau jusqu’aux épaules, bouclier et glaive levés, écartant ses compagnons, qui, l’ayant suivi, cherchaient à le retenir et à le protéger.

Mon père devinait que mes silences bruissaient de tous les sarcasmes des ennemis de Blanche de Castille ou des félonies des barons.

« La reine mère et le roi Louis, martelait-il, agissaient comme deux chevaliers qui chargent et frappent de concert. C’était souvent le roi qui donnait le signal de l’assaut. »

Quand il apprit ainsi que Thibaud IV de Champagne, devenu veuf, songeait à épouser une fille de Pierre Mauclerc, le plus déterminé des adversaires du royaume de France, il lui manda un messager qui dit, le jour même où les épousailles devaient être conclues :

« Sire comte, le roi a su que vous êtes convenu avec le comte de Bretagne de prendre ce jour, à l’abbaye du Valsecret, sa fille en mariage. Le roi vous mande de n’en rien faire si vous ne voulez pas perdre tout ce que vous avez au royaume de France, car vous savez que le comte de Bretagne lui a fait pis que nul homme qui vive. »

Thibaud renonça et épousa, en septembre, la fille d’Archambaud de Bourbon, vassal fidèle de la couronne de France.

Quant à Pierre Mauclerc, menacé par trois armées royales, dont l’une conduite par Louis, il abandonna « haut et bas » à la volonté du roi et de la reine mère.

Tel était Louis.

Il est dans sa dix-neuvième année en 1233.

Il cède à la colère quand il apprend qu’à Beauvais, les plus démunis des habitants, avec leurs outils – marteaux, haches, coutelas, faucilles – devenus des armes, ont attaqué les riches, bourgeois et gens de finance, les ont malmenés et parfois tués.