Or l’évêque Milon de Nanteuil, auquel les riches, bourgeois et nobles, demandent qu’il use de ses droits de justice, ne sévit pas avec rigueur.
Le roi se rend à Beauvais, il châtie le menu peuple, rase les maisons des meneurs, s’empare de l’évêché, ne se soucie pas que l’évêque puis l’archevêque de Reims prononcent l’interdit contre lui.
Tel est Louis, qu’on surnomme « roi papelard », roi pour le cloître et non pour le royaume ! s’indigne mon père. C’est un homme de foi, mais non de soumission à l’Église !
Quand il chevauchait en direction de Beauvais, à l’heure prescrite par l’Église, les chapelains autour de lui chantaient tierce, sexte et none, et lui-même les disait à voix basse avec l’un d’entre eux, comme dans sa chapelle. Mais il n’oubliait jamais qu’il était roi de France et qu’il avait droit et devoir, par le choix de Dieu, de faire justice contre l’évêque et l’archevêque.
Il est le roi des trois fleurs de lis : il veut que celle de la Sagesse s’unisse à celle de la Chevalerie et à celle de la Foi.
Il désire l’harmonie, mais trop souvent celle-ci se brise.
Je me souviens, poursuit mon père, de ce Lundi gras, 26 février 1229. Le roi et moi comme lui avions quinze ans. Il y eut grand remue-ménage au Louvre. On annonça qu’on avait attaqué un cabaretier du faubourg Saint-Marcel qui dépendait de l’église du même saint. Sergents royaux, archers, hommes de la prévôté du roi poursuivirent les étudiants jusque dans les vignes de la montagne Sainte-Geneviève. On comptait de nombreux blessés et même des morts. Les bourgeois s’en étaient mêlés, prenant parti pour le cabaretier et les sergents royaux.
Le roi, courroucé et ému de ces nouvelles, s’informa, les jours suivants, des conséquences de cette rixe.
Les étudiants et leurs maîtres avaient protesté contre les cruautés commises par les archers. Ils demandaient justice car, affirmaient-ils – et à bon droit, disait le roi –, on n’avait pas respecté les privilèges de l’Université.
J’étais auprès de Louis quand il s’enquit auprès de sa mère, puis du cardinal-légat, de la réponse qu’on allait apporter aux étudiants. On ne l’écouta pas ; ni la reine mère ni ses conseillers ne donnèrent suite aux récriminations des jeunes. Alors les maîtres et leurs élèves quittèrent leurs écoles, cessèrent d’enseigner et d’apprendre, puis abandonnèrent Paris pour Angers, Orléans, Reims et même Toulouse et Cambridge.
Or le savoir est une richesse qui vient de Dieu.
Et Louis le comprit. Il renouvela les privilèges de l’Université, paya une amende pour les dommages subis. Il reconnut aux maîtres et aux étudiants le droit de suspendre les leçons si, après le meurtre d’un écolier ou d’un maître, la justice n’était pas passée.
Par une bulle de 1231 – Parens scientiarium –, le pape Grégoire IX accepta, comme le roi le souhaitait, les privilèges de l’Université.
Louis avait replacé le savoir et la sagesse issus de Dieu au coeur de son royaume, au centre de cette ville de Paris que son grand-père, Philippe Auguste, avait fortifiée à cette fin.
Tel était Louis, grand roi capétien.
J’écoute mon père et, je l’ai dit, je partage ses sentiments. Cependant, le tourment parfois me déchire. Je me remémore ces propos du roi :
« Les serfs appartiennent à Jésus-Christ comme nous, et dans un royaume chrétien nous ne devons pas oublier qu’ils sont nos frères. »
Mais, pour Louis, et, avant lui, pour Philippe Auguste, comme après lui pour Philippe le Bel dont je fus le vassal et le chroniqueur, comme pour Philippe V le Long, il existe des « serfs perpétuels », juifs, qui ne sont pas nos frères parce qu’ils seraient réputés être les meurtriers de Jésus.
Ce sont des « scorpions » !
Or, pour moi qui ne l’avoue pas à mon père, ce sont là aussi des hommes, « nos frères ».
J’ai lu Guillaume de Chartres, chapelain de Saint Louis, qui l’a accompagné en croisade et qui écrit :
« Quant aux Juifs, odieux à Dieu et aux hommes, le roi les avait en telle abomination qu’il ne les pouvait voir et qu’il voulait que rien de leurs biens ne fût tourné à son profit, déclarant ne rien vouloir retenir de leur venin… Quant à moi, disait le roi, je veux faire ce qui m’appartient au sujet des Juifs. Qu’ils abandonnent les usures, ou bien qu’ils sortent tout à fait de ma terre pour qu’elle ne soit plus souillée par leurs ordures… ! »
Peut-on ainsi parler d’êtres humains, et cependant organiser de grands tournois de paroles et de savoirs entre chrétiens et rabbins ?
Louis se défiait d’ailleurs, il est vrai, de ces affrontements.
« Le roi, un jour, me dit mon père qui tenait ce récit de Jean de Joinville, conta une grande dispute de clercs et de Juifs au monastère de Cluny. Un chevalier hôte du monastère se leva et demanda au plus grand maître des Juifs s’il croyait que la Vierge Marie fût mère de Dieu. Et le Juif répondit qu’il n’en croyait rien.
– Vous êtes donc fou, repartit le chevalier, d’être venu sans croire à la Sainte Vierge et sans l’aimer dans sa maison.
Et il abattit le Juif d’un coup de bâton sur la tête. Ainsi finit la dispute…
Et je vous dis, avait ajouté le roi, que nul, s’il n’est très bon clerc, ne doit disputer avec ces gens-là. Le laïc, quand il entend médire de la loi chrétienne, ne la doit défendre que de l’épée, dont il doit donner dans le ventre tant comme il y peut entrer. »
À plusieurs reprises, mon père avait vanté les ordonnances édictées par le roi en 1230, puis en 1234, concernant les Juifs.
Celle de 1234 remettait aux débiteurs chrétiens le tiers de leur dette envers les Juifs, et laissait ceux-ci sans recours.
En 1230, le roi n’avait que seize ans. En 1234, à peine vingt. Était-ce lui qui décidait ? Je voudrais ne pas le croire.
Mais, en 1254, Louis en a quarante. Il est le maître du royaume. Blanche de Castille est morte depuis deux ans déjà. Or l’ordonnance de cette année 1254 ordonne que les Juifs renoncent à leur usure, à leurs sortilèges, aux caractères hébraïques de leur écriture. Et que soit brûlé le Talmud, leur livre saint.
Mais l’Ancien Testament ne nous est-il pas commun, à nous, chrétiens, et à eux, Juifs ? Pourquoi tuer ceux-ci ?
Car celui qui brûle les livres comme un routier brûle aussi les hommes qui les ont écrits et ceux qui les lisent.
Et je ne crois pas que Dieu le veuille.
47.
Mon père a paru deviner les questions qui me tourmentaient à propos de la conduite du roi.
Il saisit mes poignets, les serre entre ses mains froides et osseuses. Je tremble, car il me semble sentir la mort en lui, toute-puissante, qui ne lui laisse qu’un maigre ruisselet de vie. Mais sa voix est nette, les mots s’y heurtent comme des dents qui s’entrechoquent :
– Louis voulait souffrir pour Dieu, dit-il. Il mortifiait son corps, portait un cilice. Il se faisait administrer la discipline par ses confesseurs avec cinq chaînettes de fer. Et il insistait pour qu’on le frappe fort, parfois jusqu’au sang. Il se privait, par esprit de pénitence, de ce qu’il aimait : les fruits, les poissons bien gras, les énormes brochets. Il refusait le vin ou bien le coupait d’eau pour réfréner son appétit de cette boisson. Il se forçait à boire de la bière, qu’il détestait. Il versait aussi de l’eau dans ses sauces quand elles étaient bonnes.
Le Seigneur est mort en croix, une couronne d’épines perçant son front et ses tempes, et l’on rechercherait le plaisir en ce monde ? disait-il.
Le vendredi, il ne riait jamais et ne mettait pas de chapeau, en souvenir de la couronne d’épines.