Madame Blanche n’aimait pas la reine Marguerite, dit sèchement mon père. La jalousie, paix à son âme, la dévorait !
Elle ne voulait pas que son fils fût en compagnie de sa femme, et, même la nuit, elle tentait d’empêcher leur union !
Mon père sourit et, même si ce ne fut qu’un bref instant, je garde de ce moment un souvenir précieux : la mort, un temps, avait laissé la place.
« Le roi et la reine se donnaient rendez-vous dans l’escalier, raconta mon père. Et ils avaient ainsi accordé leur besogne. Les huissiers, avertis, frappaient de leurs verges soit la porte de la chambre du roi, soit celle de la chambre de la reine, selon que Blanche de Castille se dirigeait vers l’une ou l’autre pièce. Alors les époux se séparaient et gagnaient en hâte leurs chambres respectives. »
Le sourire de mon père s’est dissipé.
« Une fois, poursuivit-il, le roi était auprès de la reine Marguerite, qui était en très grand péril de mort parce qu’elle était blessée d’un enfant qu’elle avait eu. La reine Blanche vint là et prit son fils par la main et lui dit :
– Venez-vous-en, vous ne faites rien ici.
Quand la reine Marguerite vit que sa belle-mère emmenait le roi, elle s’écria :
– Hélas, vous ne me laisserez voir Monseigneur ni morte ni vive !
Et alors elle se pâma, on crut qu’elle était morte, et le roi qui crut qu’elle se mourait retourna, et à grand-peine on la remit en point… »
Mon père me parla ainsi de l’amour du roi pour la reine Marguerite. Mais ce qu’il évoquait, c’était le temps des premières années, quand ils se rencontraient dans l’escalier tournant du château de Pontoise.
Je ne lui ai pas rapporté ce que me confia Jean de Joinville :
« J’ai été cinq ans auprès du roi sans qu’il parlât de la reine et de ses enfants, ni à moi, ni à autrui, m’assura le chroniqueur, sénéchal de Champagne. Et ce n’était pas bonne manière, comme il me semble, d’être aussi étranger à sa femme et à ses enfants. »
Mais il est roi majeur, qui a assuré l’avenir de la lignée capétienne.
1 Blanche, née le 12/7/1240 – Isabelle, le 18/3/1242 – Louis, le 25/2/1244 – Philippe, le 1/5/1245 – Jean, en 1248 – Jean-Tristan, en avril 1250 – Pierre, en 1251 – Blanche, en 1253 – Marguerite, en 1255 – Robert, en 1256.
deuxième partie
(1234-1244)
« Le roi Philippe Auguste, mon aïeul, m’a dit qu’il fallait récompenser les gens suivant leurs mérites. Il disait encore que nul ne peut bien gouverner sa terre s’il ne sait aussi hardiment et aussi durement refuser qu’il sait donner. Et je vous apprends ces choses parce que le siècle est si avide de demander que peu de gens regardent au salut de leur âme ni à l’honneur de leur corps pourvu qu’ils puissent s’emparer du bien d’autrui, soit à tort, soit à droit. »
Saint Louis
à Jean de Joinville, sénéchal de Champagne.
49.
Dix ans, murmure mon père, entre ce mois de mai 1234, ce printemps du mariage royal, quand tout commence à fleurir, et ce mois de décembre 1244 où le roi malade fait voeu de croisade.
Louis a changé.
Son premier enfant, une fille, est née en 1240, je l’ai dit, mais elle est morte à trois ans. Louis l’avait prénommée Blanche, pour honorer sa propre mère, et son décès l’affecte. Cette mort avive les conflits entre son épouse et Blanche de Castille.
Je le vois qui s’écarte de la reine Marguerite, qu’il traite avec froideur et méfiance. Et cependant, d’autres enfants vont naître, filles et fils, et survivre. Il se soucie d’enseigner à ses enfants, et d’abord à ses trois fils, ce que doit être un prince ou une princesse de France, un roi Très Chrétien, mais il les tient à distance comme s’il devinait que la reine Marguerite est femme redoutable, prompte à se servir de ses enfants pour devenir maîtresse du pouvoir.
– Elle aurait voulu être, comme Blanche de Castille, la régente d’un roi.
Louis est sur ses gardes et tient la reine Marguerite sous sa tutelle.
Il reste le fils aimant, respectueux de Blanche de Castille.
Et cependant, durant ces dix années, il change, même si seuls la croisade et le long séjour en Terre sainte furent pour lui – tout comme pour moi – une nouvelle naissance et un second baptême.
Mais dix ans est une grande part de la vie.
Mon père s’affaissait sur son banc et j’eus peur de le voir mourir. Je me précipitai, le prenant aux épaules. Mais il se dégagea avec brusquerie :
« Le temps par lui-même change les hommes, et les rois sont aussi des mortels, me dit-il, la bouche amère. Écoute les vers de ce trouvère, un clerc, Guillaume de Lorris, que je récitais alors comme si j’avais pu savoir, à vingt ans, ce qu’est la chevauchée du temps. Écoute : maintenant, je sais ce que disent ces mots que j’employais dans l’ignorance. »
Et mon père n’a pas hésité, comme si ces vers du Roman de la Rose étaient une plaie rouverte par où s’écoulaient et sa mémoire et son sang :
Le temps qui s’en va nuit et jour…
Le temps devant qui rien ne dure
Ni fer ni autre chose dure…
Car le temps gâte tout et mange…
Le temps que nos pères vieillit
Et Rois et Empereurs aussi
Et qui nous tous vieillira
Ou bien mort le devancera
Le temps que de vieillir les gens
À tout pouvoir si durement…
Mon père s’est interrompu et a murmuré :
« Cela fut écrit l’année où le roi prit pour épouse Marguerite de Provence. Le roi est mort et je récite encore ces vers de Guillaume de Lorris, mais c’est moi qui parle :
Je ne suis plus bon à rien
Mais bien retombe en enfance
Et n’ai pas plus de puissance
Pas plus de force ni de sens
Que n’en a un enfant d’un an…
Mon père a laissé sa tête retomber sur sa poitrine et s’est endormi. Et j’ai pu tout mon saoul pleurer sur sa mort si proche.
Mais, une fois encore, sa volonté de me transmettre ses souvenirs repoussait l’échéance funèbre.
Sa mémoire était une source salvatrice. Il avait la bouche encore pleine de récits alors que j’avais cru qu’il aurait à jamais les lèvres sèches et la gorge étranglée.
Il s’enivrait, racontant en désordre.
Il décrivait les bûchers où l’on brûlait les « bougres » par centaines, et ceux où l’on livrait aux flammes une vingtaine de charretées d’exemplaires du Talmud.
Il avait assisté, aux côtés du roi et de Blanche de Castille, à ce grand incendie purificateur, le 24 juin 1242, à Paris.
J’écoutais dans le tourment, mais ne disais mot de crainte d’assécher la source de vie qui jaillissait en lui.
Durant l’hiver de l’an 1240-1241, il avait chevauché en Languedoc pour réduire, au nom du roi, la tentative de Raymond Trencavel, fils de Roger Trencavel, l’hérétique, de s’emparer de Carcassonne.
Les routiers, les sergents à pied et à cheval, les chevaliers du roi de France avaient dévasté le pays, pendant par grosses grappes les rebelles aux arbres nus.