« À Montségur, nous étions dix mille. Ils étaient derrière leurs murailles, au sommet des falaises, à peine cinq cents, dont une quinzaine de chevaliers, des sergents d’armes, des Bons Hommes et des Parfaits, des enfants. Pierre Roger de Mirepoix commandait les hommes d’armes… »
Il a hoché la tête et ajouté : « J’ai cru que seuls des hommes soulevés par des anges ou des oiseaux avaient pu parvenir aux murailles du château de Montségur, qui prolongeaient des falaises hautes de plus de cent pas. »
Le siège, commencé en mai 1243, paraissait impuissant, puis, après une escalade vertigineuse et grâce à un guide qui connaissait des chemins secrets, nous conquîmes une plate-forme à hauteur des murailles. L’évêque d’Albi, Durant, qui connaissait les machines de siège, y fit installer un pierrier qui commença à lancer sur le château des blocs de quatre-vingts livres.
En mars 1244, les assiégés, qui avaient en vain tenté une sortie contre le pierrier, demandèrent une trêve et négocièrent leur capitulation.
C’était le souhait du roi qu’un traité fût conclu. Et j’en fis part à forte voix : les hérétiques qui ne renieraient pas leur foi sacrilège seraient livrés au bûcher. Mais tous les autres qui feraient confession et pénitence sincères de leurs fautes, et même ceux qui avaient participé au massacre des inquisiteurs en Avignon, seraient absous, les hommes d’armes conserveraient armes et bagages, et les autres assiégés repentants seraient libres.
Mon père ferma les yeux.
– Je revois les flammes de l’immense bûcher qui brûla durant toute la journée du 16 mars 1244.
Il était dressé au pied des falaises de Montségur, et y furent brûlés deux cent dix hérétiques qui s’avancèrent en proces sion vers les flammes. Le démon avait réussi à les convaincre que mieux valait la mort que le retour au sein de la juste foi et de l’Église apostolique et romaine.
J’ai vu les corps dévorés par le feu se contorsionner.
Je me souviens du visage de la fille du seigneur de Montségur, Esclarmonde de Perella. Elle était suivie par sa mère, Corba de Perella, et sa grand-mère, Marquésia de Lantar.
Tous ceux-là moururent sans un cri.
Avec eux se consuma l’hérésie.
Ayant dit, mon père avait fermé les yeux, comme s’il ne voulait plus voir les hautes flammes du bûcher de Montségur.
51.
En cette année 1244, les flammes des bûchers ne crépitaient pas qu’au pied des falaises de Montségur.
On brûlait au nom du roi et de la Sainte Église de nouvelles charretées d’exemplaires du Talmud.
Les tribunaux de l’Inquisition n’avaient jamais été si nombreux dans le royaume de France, comme si l’écrasement de l’hérésie cathare en Languedoc, en Lauragais, en Albigeois, la chute, après Montségur, des dernières forteresses des Parfaits et des Bons Hommes, montraient qu’il fallait, pour extirper le poison, brûler vifs les félons de Dieu.
Et cependant, avouait mon père, pensif, « on craignait l’arrivée de nouveaux démons », ces Mongols qu’on nommait aussi Tartares, qui déferlaient depuis les contrées infernales. Leur venue, le roi lui-même le craignait, annonçait l’Apocalypse, la fin des temps, la coalition de toutes les forces démoniaques et hérétiques : Sarrasins, Tartares, Albigeois, Juifs !
Les clercs de l’entourage du roi assuraient que « le monde entier était presque en état de damnation », que Dieu nous châtiait parce que nous vivions dans le péché.
Tous les hommes savants affirmaient que nous étions proches des temps de l’Antéchrist et que nous ne pouvions empêcher leur venue que par la piété, l’humilité, la croisade, qui était le devoir de tout chrétien.
Et Louis y songeait.
On pouvait aussi se protéger en adorant les reliques de la Passion de Notre Seigneur.
Le roi acheta à l’empereur de Constantinople, Baudouin II de Courtenay, arrière-petit-fils du roi de France Louis VI le Gros, la couronne d’épines du Christ. Le transport de cette sainte relique eut lieu par mer de Byzance à Venise, puis par terre.
On craignait les intempéries, le vol. Mais Dieu protégea la sainte relique, et le roi, Blanche de Castille, ses frères, l’archevêque de Sens, allèrent à sa rencontre.
Ce fut très grande émotion que de la recevoir à Villeneuve-l’Archevêque. À sa vue, le roi, la reine, tous les assistants pleurèrent. Et la sainte relique, qui arrivait des bords du Bosphore, rejoignit la chapelle Saint-Nicolas, dans le palais royal, par l’Yonne et la Seine.
Et Louis décida qu’il fallait bâtir autour d’elle, pour elle, une Sainte-Chapelle dont on commença aussitôt la construction au sein du palais royal.
Et comme Baudouin II avait besoin d’argent, le roi de France lui acheta d’autres reliques : la sainte éponge, un morceau de la vraie Croix, la pointe en fer de la sainte lance.
« Chaque jour, dit mon père, le roi Louis se rendait sur le chantier de la Sainte-Chapelle et priait. Dès le mois de mai 1243, il avait obtenu du pape Innocent IV des privilèges pour sa chapelle royale. »
Avec ces reliques saintes et adorées placées auprès de lui dans cette châsse de pierre qu’est la Sainte-Chapelle, Louis offrait au royaume de France un « bouclier sacré » contre les hordes tartares qui arrivaient à Cracovie, s’avançaient jusqu’à Vienne, refoulaient devant elles les Turcs, qui, à leur tour, déferlaient sur la Terre sainte, affrontant les croisés et approchant du Saint-Sépulcre.
Nous entourions le roi, lui faisions part de notre inquiétude, poursuivait mon père. Nos gorges se serraient, étouffaient nos voix. Nous nous interrogions, nous priions.
J’ai entendu la reine Blanche de Castille pousser de profonds soupirs et dire, en larmes :
« Que faire, très cher fils, face à un si lugubre événement dont la rumeur terrifiante a franchi nos frontières. Les peuples Gog et Magog de l’Apocalypse arrivent ! »
Le roi a répondu, lui aussi, comme nous tous, au bord des larmes :
« Courage, mère ! Dressons-nous à l’appel de la Consolation céleste ! De deux choses l’une : ou bien nous les rejetons dans les demeures tartaréennes, infernales, d’où ils sont sortis, ceux que nous appelons Tartares, ou bien ceux-ci nous enverront tous au Ciel et nous irons vers Dieu en confesseurs du Christ et en martyrs. »
Je sais que Louis espérait aussi convertir les Tartares à la vraie foi et qu’il leur dépêcha plusieurs messagers, espérant faire de cette gent barbare, sortie des extrémités de la Terre et dont on ignorait l’origine, des alliés contre les Infidèles.
Mais il fallait d’abord protéger le Saint-Sépulcre, accomplir son devoir de croisade, et je ne doutais pas que Louis y songeait à chaque instant de sa vie.
Car la Terre sainte était l’héritage du Christ. Et ne pas la sauver des mains infidèles était devenir un félon de Dieu et mériter tous les châtiments.
Nous n’apprîmes que plus tard que les Lieux saints avaient été pillés, le 23 août 1244, par des bandes turques qui avaient été chassées du Kharezm, région où vivaient ces Turcs.
Quelques jours plus tard, un second messager nous apporta une autre sinistre nouvelle : près de Gaza, à Forbie, le 17 octobre, l’armée égyptienne du sultan et ses alliés turcs kharezmiens avaient écrasé l’armée franque.
Il ne restait des chevaliers Teutoniques, des Templiers, des Hospitaliers, que quelques dizaines de chevaliers sur plus d’un millier !
Le messager avait ajouté que l’on comptait seize mille tués ou capturés parmi les chrétiens et leurs auxiliaires !
Seuls quelques centaines de combattants chrétiens défendaient encore la Syrie franque !
Je crois que la maladie qui frappa Louis dans son château de Pontoise vint de la vision qu’il avait eue de ce désastre, avant même que les messagers n’en eussent apporté la nouvelle.