Louis VII se défie de cette euphorie qui tourne à l’hérésie.
Là, dans la région de Soissons, puis en Champagne, des paysans, des tisserands prêchent le retour au temps des apôtres. Plus de clergé, plus de pape !
Les évêques se saisissent de ces hérétiques pour qui le monde est divisé entre Bien et Mal. La justice ecclésiastique leur épargne la mort, mais la foule brise les portes des cachots et les brûle vifs pour affirmer sa juste foi.
Bernard de Clairvaux approuve ce châtiment :
« Ces gens-là, dit-il, on ne les convainc pas par des raisons : ils ne les comprennent pas, ne les corrigent pas ; par des autorités, ils ne les acceptent pas ; on ne les fléchit pas par la persuasion, ils sont endurcis. La preuve est faite : ils supportent le supplice. Le Diable leur inspire cette fermeté comme il a donné à Judas la force de se pendre. Ils aiment mieux mourir que se convertir. Ce qui les attend, c’est le bûcher. Mais ce sont de faux martyrs, des martyrs de perfidie ! »
Les corps des hérétiques ont à peine fini de se consumer et leurs cendres ne sont pas encore dispersées que d’autres prédicateurs surgissent.
Ce sont souvent des clercs instruits comme Henri de Lausanne et Pierre de Bruis.
Martin de Thorenc et son fils Eudes ont connu ce dernier qui a prêché autour du château des Thorenc, sur les hauts plateaux de Provence, récusant le baptême et déclarant inutiles églises et clergé.
Dieu est partout, Dieu n’a pas besoin de lieux consacrés ! criait-il. Il faut abattre toutes ces croix qui rappellent l’odieux instrument du supplice du Christ. Il est fou d’adorer, diabolique de prier, agenouillé devant un tel instrument de torture !
Pierre de Bruis est allé de village en village, abattant les croix, les entassant pour en faire des bûchers, et parfois, le Vendredi saint, faisant griller de la viande au-dessus de ces flammes. Et de la tour du château de Thorenc on voyait s’élever les flammes et la fumée.
Un jour, les croyants se saisirent de lui et le brûlèrent sur le bûcher fait des croix qu’il avait renversées et entassées.
Mais un autre hérétique, Henri de Lausanne, continue à prêcher en Aquitaine, dénonçant les moeurs du clergé, convertissant à sa foi simple les tisserands, les paysans, les bourgeois et jusqu’à des nobles.
Bernard de Clairvaux, inquiet, suit à la trace ce « sauvage Henri », ce serpent !
« Les basiliques sont sans fidèles, les fidèles sans prêtres, les prêtres sans honneur, constate Bernard. Et, pour le dire en un mot, il n’y a plus que des chrétiens sans Christ !
« On regarde les églises comme des synagogues, les sacrements sont vilipendés, les fêtes ne sont plus célébrées. Les hommes meurent dans leurs péchés, les âmes paraissent devant le Juge terrible sans avoir été réconciliées par la pénitence et la sainte communion. On va jusqu’à priver les enfants de chrétiens de la vue du Christ en leur refusant la grâce du baptême. Ô douleur, faut-il qu’un tel homme soit écouté et que tout un peuple croie en lui ? »
Mais Henri reste insaisissable.
« N’accueillez pas un prédicateur étranger ou inconnu s’il n’a pas reçu lui-même sa mission du pape ou de votre évêque ! s’écrie Bernard. Saint Paul a dit : comment prêcheront-ils, s’ils ne sont pas envoyés ? Ces intrus n’ont que l’apparence de la piété, ils n’en ont pas la vertu. Ils mêlent les nouveautés profanes aux paroles célestes, du venin au miel ; ce sont des empoisonneurs, méfiez-vous-en ! »
Les années ont passé.
À Louis VII ont succédé Philippe Auguste le Conquérant, puis Louis VIII le Lion et Saint Louis IX le Juste et le Croisé, Philippe III le Hardi et Philippe IV le Bel, l’Énigmatique, Louis X le Hutin et Philippe V le Long, qui, en cette année 1322, vient d’être rappelé à Dieu, que j’ai servi et dans le souvenir duquel j’écris.
Je sais que l’hérésie semée sous le règne de Louis VII a germé malgré Bernard de Clairvaux, qu’il a fallu prêcher la croisade contre elle et que le sang a coulé à grands flots dans toute l’Aquitaine et jusqu’autour du château de Thorenc.
Dieu veut-Il donc qu’à chaque saison fleurisse la fleur vénéneuse, se dresse le serpent perfide afin que se lèvent, pour les arracher et les écraser, les justes et vrais croyants, soldats du Christ ?
Est-ce manière de nous éprouver, de nous tenter, et en sera-t-il ainsi jusqu’au Jugement dernier ?
D’un côté Bernard de Clairvaux, de l’autre Pierre Abélard, moine, « un homme à double face, écrit Bernard ; au-dehors, un Jean-Baptiste ; au-dedans, un Hérode. C’est un persécuteur de la foi catholique, un ennemi de la Croix de Jésus-Christ : sa vie, ses moeurs, ses livres le prouvent. C’est un moine en apparence, mais, au fond, c’est un hérétique, une couleuvre tortueuse sortie de sa retraite, une hydre… Qui donc se lèvera pour fermer la bouche de ce fourbe ? N’y aurait-il donc personne qui ressente les injures faites au Christ, personne qui aime la justice et haïsse l’iniquité ? ».
Le pape condamnera au silence Abélard, qui, en 1142, le 21 avril, s’éteignit au prieuré de Saint-Marcel. Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, l’avait « absous d’office de tous ses péchés ».
Mais qui, en ce monde où nous a conduits notre péché originel, qui donc échappe à la faute ?
En ces années-là, Martin et Eudes de Thorenc chevauchaient aux côtés de Louis VII le Jeune.
Celui-ci guerroyait contre le duc d’Anjou, Geoffroy Plantagenêt, qui avait pris possession du duché de Normandie et rassemblait ainsi en un seul lignage deux territoires, menaçants pour le roi de France.
Dans le même temps, Louis VII entrait en Champagne pour faire plier le comte Thibaud qui bénéficiait de l’appui du pape, de Bernard de Clairvaux, et qui avait obtenu que l’interdit fût jeté sur la personne royale.
Ce qui faisait de Louis VII un lépreux de la foi.
Interdit mérité ?
Je ne juge pas.
Je sais que les troupes royales conduites par Louis VII, Martin et Eudes de Thorenc, sont entrées dans le village de Vitry-en-Perthois. Elles y ont égorgé les défenseurs de la petite forteresse et la population, grossie de celle des campagnes voisines, s’est alors réfugiée dans l’église.
Ils étaient si nombreux qu’on ne pouvait plus bouger, pas même s’agenouiller. Il y avait là plus de mille âmes.
Et les gens d’armes, après avoir pillé et bu, ont mis le feu à l’église comme on le fait à un bûcher.
« Et tous, tous ont brûlé, et les cris étaient si aigus qu’ils nous ont rendus sourds ! »
Non, Dieu n’a pas voulu cela !
Et, je l’atteste, Martin et Eudes de Thorenc ont laissé écritures de leurs remords et de leur impuissance, et juré que Louis VII le Jeune n’avait donné aucun ordre de cette sorte à ses gens d’armes.
Mais qui peut retenir un chien enragé ? Or les hommes de guerre ont la bave aux lèvres.
Mais alors, pourquoi le Seigneur laisse-t-Il Satan guider la peur des hommes ?
J’ai retrouvé cette question angoissée sous la plume de Bernard de Clairvaux. Il écrit à Louis VII – j’ai copie de sa lettre :
« La clameur des pauvres, et le gémissement des prisonniers, et le sang des tués montent jusqu’aux oreilles du Père des orphelins et du Protecteur des veuves… Ne faites pas de vains efforts pour trouver dans le comte Thibaud une excuse à vos péchés… Vous n’acceptez pas ces propos de paix, vous ne tenez pas vos promesses, vous refusez les sages conseils… Je vous le dis, révolté devant les excès que vous ne cessez de renouveler quotidiennement, je commence à me repentir de la folie qui m’a poussé à vous être favorable durant votre jeunesse, et suis décidé désormais, selon mes faibles moyens, à ne plus agir que pour la vérité… Vous êtes le complice de ceux qui tuent les hommes, qui incendient les maisons, qui détruisent les églises, qui chassent les pauvres, qui volent et qui pillent… »