Il y eut un mouvement de stupeur, quelques exclamations, puis le roi, après un silence, ajouta :
« Laissez-moi donc tenir toutes les promesses que j’ai faites devant Dieu et devant les hommes, et n’oubliez pas qu’il y a des obligations qui sont sacrées pour moi et qui doivent être sacrées pour vous : c’est le serment d’un chrétien et la parole d’un roi. »
Plus personne n’osa se dresser contre la volonté du roi et chacun, dans le royaume, tenta de l’aider à préparer la croisade.
Il fallait d’abord que les villes et les abbayes, que les seigneurs, toutes les corporations et toute l’Église de France acceptent de verser leur obole au Trésor royal. Celui-ci réclama que l’aide à la croisade passât du vingtième au dixième.
Templiers et banquiers italiens organiseraient les transferts d’argent en Terre sainte. On souscrivit aux emprunts forcés qui permettaient d’acheter bois, grains, victuailles en tous genres, vins qui seraient chargés à Marseille, Montpellier, Gênes.
Le roi décida que la croisade partirait du port d’Aigues-Mortes, non loin de l’abbaye de Saint-Gilles, situé dans le royaume de France alors que tous les autres – Montpellier, Gênes, Marseille, Narbonne – n’étaient pas soumis à son autorité.
Je me suis rendu dès 1245 à Aigues-Mortes pour suivre au nom du roi les travaux, la construction du port et de cette ville en damier. Dès 1246, la tour Constance, futur logis du roi, fut achevée.
Les bateaux s’amarrèrent aux quais et les provisions commencèrent à s’accumuler autour des darses.
Mais il fallut encore quatre années avant que la préparation de la croisade ne fût achevée. Louis voulait laisser un pays apaisé à Blanche de Castille qui gouvernerait le royaume pendant son séjour en Terre sainte.
Des frères franciscains et dominicains se rendirent dans toutes les provinces afin de recueillir les plaintes des sujets à l’égard des représentants du roi, des baillis et des prévôts. On répara les injustices et cette grande enquête royale de 1247 permit aussi de recueillir les impôts qui n’avaient pas été acquittés.
J’avais, depuis l’enfance, servi le roi, mon « suzerain jumeau », avec foi et fidélité. Mais jamais comme en ces quatre années qui précédèrent le départ de la croisade je ne remerciai autant Dieu de m’avoir placé auprès de Louis.
J’ai vu comme il voulait purifier le royaume afin que le Très-Haut apportât sa protection aux croisés.
Je l’ai entendu demander que les riches remplacent leurs habits de soie par des vêtements austères.
« Il faut se nourrir et se vêtir modestement », disait-il.
Il veilla à ce que l’interdit jeté par l’Église sur les tournois pendant trois années fût appliqué. De même, les guerres entre chrétiens devaient cesser durant quatre années.
« Secondez-moi ! lança-t-il lors d’une assemblée de seigneurs et de chevaliers. Aidez-moi à chercher la véritable gloire ! Le Dieu qui m’envoie en Asie pour défendre Son héritage défendra celui de mes enfants et répandra Ses bénéfices sur la France. »
Il avait saisi les mains de Blanche de Castille et ajouta :
« N’avons-nous pas encore celle qui fut l’appui de mon enfance et le guide de ma jeunesse, celle dont la sagesse a sauvé l’État de tant de périls et qui, en mon absence, ne manquera ni de courage ni d’habileté pour combattre les factions ?
« Dieu, qui m’a fait vaincre les Anglais et les félons à Taillebourg, confondra les desseins et les complots de nos ennemis. »
53.
Louis ne se voulait pas d’ennemis parmi les chrétiens, dit mon père. Il avait fait voeu de croisade et espérait que du plus humble de ses sujets au plus titré des riches, tous se rassembleraient pour aller défendre l’héritage du Christ, cette Terre sainte à laquelle il pensait à chaque instant.
Mon père s’interrompit, me fit signe de me pencher vers lui et murmura :
– Tu apprendras, Hugues de Thorenc, qu’une vie ne suffit pas à connaître ses ennemis.
J’étais ému, car il me nommait rarement et, ce jour-là, au contraire, il ne cessa de répéter mon nom.
– Hugues, je vais te confier ce que je sais de confidence du roi lui-même, qui ne me fit pas prêter serment de conserver ce qu’il me disait pour moi seul.
Mon père sourit et hocha la tête :
– En te parlant, Hugues de Thorenc, ce n’est pas à toi que je parle, mais à ma chair et à mon sang.
Le roi de France, me dit-il, refusait de prendre parti dans la querelle qui opposait l’empereur germanique Frédéric II et le pape Innocent IV.
Dès le mois de décembre 1244, le souverain pontife s’était réfugié à Lyon, craignant que les hommes de Frédéric ne s’emparent de lui s’il restait en Italie.
Il voulait la protection du roi de France.
Louis le rencontra au monastère de Cluny en novembre 1245.
Je n’assistai pas à l’entretien. Le roi n’était accompagné que de la reine Blanche de Castille, de son frère Robert et de sa soeur Isabelle.
Il obtint la bénédiction du pape pour le mariage du plus jeune de ses frères, Charles d’Anjou, avec Béatrice de Provence, ce qui allait faire du royaume de France le plus grand riverain de la Méditerranée, mer des croisés. Et, peu après, il adouba chevalier le même Charles d’Anjou.
Mais, malgré ce gain pour le royaume, je lus sur le visage de Louis l’empreinte de la déception. Il prit mon bras et nous marchâmes ainsi, seuls, dans le cloître du monastère.
Le pape, me dit-il, ne veut pas annuler l’excommunication qu’il a lancée contre Frédéric II.
Je l’ai supplié de prendre en considération l’humiliation de l’empereur, de pardonner à celui qui demandait pardon, de lui accorder la faveur de la réconciliation, enfin d’ouvrir à un pécheur repentant le sein de la piété paternelle. Il a refusé. Je n’ai pas trouvé en lui l’humilité que j’avais espéré rencontrer dans le serviteur des serviteurs de Dieu.
Louis s’est arrêté, me faisant face :
Le pape est aussi fermé que l’est Frédéric. J’ai dit à ce dernier : le royaume de France n’est pas encore si affaibli qu’il se laisse mener à vos éperons. Et j’ai dit au pape : je crains bien qu’après mon départ, des embûches hostiles ne soient préparées sous peu contre le royaume de France à cause de votre inexorable dureté. Si l’affaire de la Terre sainte éprouve des embarras, c’est sur vous qu’en retombera la faute.
Louis, qu’on appelait « roi papelard », roi dévot, avait osé, dans l’intérêt du royaume et de la Chrétienté, parler ainsi au pape, successeur de l’apôtre Pierre.
Souviens-toi de cela, Hugues de Thorenc !
Mon père me raconta les derniers jours précédant le départ pour Aigues-Mortes, et ce grand moment que fut, le 26 avril 1248, la consécration solennelle de la Sainte-Chapelle, cette merveille digne du trésor divin et royal, ces reliques qu’elle abritait.
Lorsque j’ai assisté à cette première messe, me dit-il, l’émotion m’a inondé.
Cette chapelle aux deux sanctuaires situés l’un au-dessus de l’autre, avec cette lumière tamisée par d’immenses vitraux, songe, Hugues, au roi qui en eut la vision, et aux hommes qui l’élevèrent comme un immense reliquaire construit à la gloire et en souvenir du Christ.
Cette consécration de la Sainte-Chapelle, au printemps de 1248, fut comme une bénédiction donnée à la croisade, ce voeu du roi de France, Louis IX.
54.
Le vendredi 12 juin 1248, j’ai vu le plus puissant des rois de la Chrétienté recevoir comme un humble pèlerin le bourdon et la besace.
J’étais agenouillé comme lui dans l’abbaye de Saint-Denis. Louis a saisi l’oriflamme aux fleurs de lis, puis a rejoint Notre-Dame pour y suivre la messe.
Nous avons communié.
Et Louis, marchant pieds nus, comme un pénitent, a pris la tête d’une procession suivie par tout le peuple, et nous nous sommes rendus à l’abbaye royale de Saint-Antoine-des-Champs.