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Ainsi a commencé la croisade de notre grand roi.

Mais il était devenu le pèlerin et le pénitent, le chevalier du Christ. Il n’était plus vêtu richement. Il portait des vêtements modestes, de « bleu et de pers, de camelot ou de noire brunette ou de soie noire ».

Point d’or et d’argent pour orner la selle de son cheval. Et ses éperons n’étaient plus dorés, mais de simple fer.

Nous avons chevauché jusqu’au palais royal de Corbeil. Le roi était entouré par ses frères Robert d’Artois et Charles d’Anjou et par leurs épouses ; la reine Marguerite se tenait près de lui, et tous devaient accompagner le roi en Terre sainte.

La reine Blanche de Castille était d’une extrême pâleur. Et on dut la soutenir quand elle se sépara du roi après l’avoir embrassé, car elle défaillit.

Elle allait gouverner le royaume et veiller sur les trois fils aînés du souverain.

Nous nous sommes dirigés vers Sens, et le roi décida de faire la dernière partie du chemin à pied, comme un pénitent, un pèlerin.

Ses frères et bien des chevaliers – je fus du nombre – marchèrent à ses côtés.

Le roi était le plus humble d’entre nous et il entra avec besace et bourdon au cou dans l’église des Franciscains.

Il s’agenouilla devant l’autel et pria.

Quand il sortit de l’église et s’arrêta sur le seuil, j’étais encore à côté de lui. On lui offrit de la part du trésorier de l’Église de Sens un grand brochet qu’on lui montra vivant dans l’eau d’un bassin en bois de sapin que les Toscans appellent bigonca, dans lequel on lave et baigne les bébés au berceau.

Le roi remercia aussi bien le messager que le donateur.

Mon père s’est interrompu et sourit, les yeux mi-clos, comme s’il rêvait, à demi ensommeillé.

Ce jour-là, reprit-il, les frères franciscains nous offrirent un grand banquet, et le roi voulut prendre les dépenses à son compte. Lui qui faisait souvent pénitence, versant de l’eau dans ses sauces et son vin, s’assit au milieu des frères qui voulaient vivre sa présence parmi eux comme une fête, un moment de grande joie.

Le roi picora, mais sans rechigner, heureux, je le lisais sur son visage, de cette joie franciscaine simple et pleine d’élan.

Nous eûmes d’abord des cerises, puis du pain très blanc et du vin digne de la munificence royale, abondant et excellent.

On força à en boire ceux qui s’y refusaient, mais sans brusquerie, dans un grand mouvement fraternel.

Puis il y eut des fèves fraîches avec du lait d’amande et de la poudre de cannelle, des anguilles rôties avec un excellent assaisonnement, des tartes et des fromages servis dans de petites corbeilles d’osier, des fruits en abondance.

J’ai observé mon père qui dégustait chaque mot, le gardant longtemps en bouche comme s’il voulait retrouver le plaisir qu’il avait éprouvé autrefois, en cet été de l’an 1248.

« Tout cela fut servi courtoisement et avec soin », ajouta-t-il ; puis, après un silence : « Les frères franciscains, connaissant l’humilité du roi, avaient exclu les viandes de leur festin. »

Mon père a-t-il senti que je trouvais ce repas fastueux plutôt inattendu alors que Louis, selon ses propres dires, souvent jeûnait et se mortifiait ?

Louis, dit-il, voulait que le départ en croisade fût aussi une fête et non pas seulement une pénitence. Cette table chargée de mets préparés avec amour par les franciscains était aussi l’occasion d’un partage.

Nous repartîmes, gagnâmes Vézelay, là où saint Bernard avait lui-même prêché la croisade.

Le roi s’abîma en prières et en dévotions, puis nous gagnâmes Lyon où Louis rencontra à nouveau le pape Innocent IV. Le souverain pontife, selon ce que m’en dit Louis, promit de « s’opposer à tous les adversaires du royaume de France ».

On s’embarqua et descendit le Rhône, contraints de faire le siège du château de la Roche-de-Glun dont le seigneur voulait lever péage et avait pris des otages.

Le château fut détruit. J’admirai mon suzerain, Louis le Croisé, Louis le Juste, qui savait combattre et ne pas céder aux seigneurs brigands.

Enfin il y eut la mer qui battait les quais du port d’Aigues-Mortes.

J’ai compté trente-huit grands vaisseaux et des centaines de petites embarcations.

Le navire du roi, Montjoie, avait deux ponts et jaugeait cinq cents tonneaux.

Les deux amiraux, Lercaro et Jacopo de Levante, étaient génois. Autour du port, dans Aigues-Mortes, se pressaient des centaines de chevaliers avec leurs valets d’armes et leurs écuyers, des sergents à pied, des arbalétriers.

Peut-être étions-nous plus de vingt mille hommes.

À la mi-août 1248, nous vîmes arriver des milliers d’arbalétriers et de piétons qui voulaient eux aussi partir avec le roi.

Il s’agissait de mercenaires, souvent génois et pisans, qui savaient que la solde serait payée par le roi. Ils crièrent et se querellèrent quand ils comprirent qu’on ne pourrait les embarquer.

Le 25 août 1248, on hissa les voiles.

Mais Dieu retint le vent durant trois jours, comme s’Il voulait s’assurer de notre ferme volonté de partir pour la Terre sainte.

Le 28, Il libéra les vents et les voiles se gonflèrent.

Nous prîmes le large en priant et chantant.

Le roi est agenouillé à la proue de son navire.

Il tient son glaive droit comme une croix.

quatrième partie

(août 1248-avril 1250)

« Le Tout-Puissant sait que je suis venu de France jusqu’ici non pas afin d’obtenir pour moi des terres ou de l’argent, mais seulement pour gagner à Dieu vos âmes qui sont en péril. »

Saint Louis,

1249.

55.

Nous sommes partis vers la Terre sainte, hommes jeunes encore, dit mon père d’une voix forte et fière. Même si nous avions guerroyé au nord et au sud du royaume de France, de la Flandre au Languedoc, et de l’ouest à l’est, du Poitou à la Champagne, nous avions à peine franchi les trente premières années de notre vie. Comme le dira le roi alors que nos peaux étaient brûlées par le soleil d’Égypte, nous n’avions encore connu que des « terres fertiles, dans un climat tempéré, sous un ciel salubre ». Nous étions pleins de confiance et aucun de nous ne s’est retourné, par cette soirée du 28 août 1248, pour voir la côte de France disparaître à l’horizon.

Nous étions agenouillés auprès du roi à la proue du navire.

Mais, Hugues de Thorenc, mon fils, je n’imaginais pas que cette croix que nous portions cousue sur nos vêtements allait s’enfoncer si profondément dans nos chairs et notre âme. Je ne croyais pas que le Seigneur nous ferait gravir un tel calvaire et que les souffrances et les épreuves, la défaite allaient nous faire renaître différents.

Quand nous retrouvâmes, au bout de six années, « les terres fertiles, le climat tempéré, le ciel salubre », ceux qui nous accueillirent en cet été 1254 ne nous reconnurent pas.

Nos visages étaient creusés, nos corps comme séchés.

Nous étions dans notre quarantième année, mais il me semblait, mon fils, que j’avais vécu aux côtés du Christ et avais été crucifié près de Lui.

Et il me suffisait de regarder le roi pour savoir qu’il partageait ce sentiment.

Nous étions devenus des fils de la Terre sainte. Et c’est pourquoi, plus tard, Louis décida de repartir, et je l’accompagnai de nouveau pour accomplir notre devoir de chrétiens.

Le roi est mort en terre infidèle et je suis au bout de mon chemin.

Tu sais cela, tu l’as vécu, tu as voulu, jeune écuyer, te joindre à nous.