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Mais, Hugues, mon fils, je remercie Dieu et le roi de ne pas avoir permis que tu te jettes dans la fournaise que fut la brève et funèbre croisade de 1270.

Mon père ferma les yeux et se recueillit.

Hugues de Thorenc, reprit-il, laisse-moi reprendre souffle, retrouver ce temps où nous étions jeunes encore…

Les vents et la mer furent cléments, dit-il au bout d’un long silence. Mais Dieu nous a fait mesurer plusieurs fois que nous n’étions que fétus de paille quand les vents se déchaînaient. Les navires étaient alors dispersés, poussés d’un bout à l’autre de l’horizon. À bord, les chevaliers les plus vigoureux n’étaient plus que des âmes en peine vidant leurs entrailles. Les machines de siège, pourtant bien arrimées, glissaient sur le pont, cependant que les chevaux entravés tentaient de rompre les cordages en mêlant leurs hennissements aux hurlements du vent.

Le voyage dura près d’un mois, puisque nous entrâmes dans le port de Limassol, à Chypre, dans la nuit du 17 au 18 septembre 1248…

Tout à coup, la voix de mon père s’est affaiblie comme s’il voulait qu’elle fût accordée à la déception qu’il avait ressentie lorsque Louis avait décidé d’attendre dans l’île que finissent l’automne et l’hiver.

On se dirigerait vers Damiette, dans le delta du Nil, aux mois d’avril et mai 1249.

« Chaque jour, nous nous rendions sur les quais du port afin de voir arriver les navires chargés de victuailles, d’arbalètes, de machines de siège, de chevaux et de chevaliers, de sergents à pied et d’écuyers.

Au printemps, sur l’île, nous fûmes serrés les uns contre les autres tant nous étions nombreux : près de trois mille chevaliers venus de tous les royaumes de la Chrétienté, cinq mille arbalétriers et quinze mille hommes d’armes, sergents et piétons, et toute cette foule de vivandiers et de lavandières qui suivait et enveloppait les armées.

Je logeais à Nicosie, capitale de Chypre, dans le palais des Lusignan qui régnaient sur l’île.

Chypre avait été conquise au temps du grand-père de Louis, Philippe Auguste, par le Plantagenêt, Richard Coeur de Lion. Mais l’Anglais l’avait cédée à Gui de Lusignan, de bonne lignée française, qui avait été roi de Jérusalem et s’était entouré de vassaux issus du royaume de France.

Le légat du pape, Eudes de Châteauroux, et tous les seigneurs proches du roi logeaient à Nicosie. Les hommes d’armes, la plupart des chevaliers, les arbalétriers vivaient dans un camp près de Limassol, non loin du village de Camenoriaqui.

J’ai souvent parcouru ce camp, tentant d’empêcher que les rixes s’y multiplient. Car les hommes d’armes, quand ils se côtoient, désoeuvrés, se battent entre eux. Les Génois haïssaient les Pisans. Les chevaliers anglais affrontaient les Français.

Nous apprîmes que dans le port d’Acre, en Terre sainte, les équipages des navires qui avaient choisi d’y hiverner se livraient une véritable guerre opposant Génois et Pisans. La paix entre eux ne fut rétablie qu’au mois de mars 1249.

Des chevaliers lassés d’attendre quittèrent, malgré les ordres du roi, Chypre pour la Terre sainte.

Cinq cents d’entre eux furent envoyés à Antioche pour secourir le prince Bohémond dont la ville était encerclée par des Turcs eux-mêmes refoulés par les Tartares.

Je fus tenté de me joindre à eux, mais, quand je m’en ouvris au roi, son silence attristé me fit aussitôt renoncer.

« Tu es de mon Conseil, Denis de Thorenc », dit-il seulement quand je lui eus fait part de mon souhait.

Le climat de l’île, cet hiver-là, fut rigoureux ; le vent était glacé, les averses rageuses.

Une épidémie de fièvre de ventre se répandit parmi les hommes d’armes du camp de Camenoriaqui. L’eau des puits était fétide, et chaque jour, durant ces mois gris et noirs, on porta en terre des chevaliers et des hommes d’armes. Au moins cinq cents moururent et, parmi eux, Jean de Montfort, petit-fils de Simon.

On répandit la rumeur que l’eau était empoisonnée, et les chevaliers tentés de quitter l’île furent plus nombreux, si bien qu’il fallut armer des galères pour empêcher les navires de sortir des ports.

Les chevaliers qui s’impatientaient manquaient aussi d’argent et réclamaient à leurs seigneurs les soldes promises, mais les seigneurs eux-mêmes étaient démunis.

Je rencontrai Jean de Joinville qui venait d’arriver sur l’île, accompagné d’une dizaine de chevaliers dont il devait couvrir les besoins.

« Mes chevaliers, me dit-il, me mandent ; si je ne me pourvois pas de deniers, ils me laisseront. »

Et sans doute essaieraient-ils de quitter l’île afin de gagner les villes et forteresses franques de Terre sainte, et de trouver à s’y employer. Je fis part à Louis de la situation de son sénéchal de Champagne. Il l’envoya quérir et l’installa près de lui.

« J’ai plus de deniers qu’il ne m’en faut », me confia ensuite Joinville.

Il fallait toute la générosité, la détermination du roi, sa foi, pour tenir ensemble cette foule d’hommes d’armes qui ne pouvaient même pas s’affronter dans les tournois, défendus par l’Église, puisque toutes les forces devaient être consacrées à la lutte contre les Infidèles.

Au printemps, quand la navigation, une fois passées les tempêtes d’hiver, reprit, des navires débarquèrent de nouveaux chevaliers, ceux du duc de Bourgogne et ceux du prince de Morée, Guillaume de Villehardouin.

Car l’autorité du roi de France était telle que de tous les pays de la Chrétienté affluaient des chevaliers qui avaient pris la croix. Les barons du royaume de Jérusalem, le roi de Chypre et ses vassaux firent de même.

Je crus que le prestige du roi de France serait tel que les Tartares pourraient s’allier à lui contre les Infidèles après s’être convertis. Nous reçûmes leurs envoyés. Nous écoutâmes le dominicain André de Longjumeau qui avait séjourné dans l’Empire mongol et assurait qu’y vivaient de nombreux chrétiens.

Louis fit même confectionner une chapelle de toile dont les parois peintes racontaient la vie de Notre Seigneur Jésus-Christ. Le père André de Longjumeau devait l’offrir au Grand Khan mongol.

Il partit, chargé de nos folles espérances.

Je crus aussi que l’on pourrait réunir tous les chrétiens, qu’ils fussent grecs ou latins.

Et j’ai pensé que cette croisade conduite par un tel roi, suscitant un tel élan, serait capable de conquérir et protéger pour toujours l’héritage du Christ.

Je me fiais au roi qui avait décidé que nous devions d’abord débarquer dans le delta du Nil, à Damiette, conquérir Le Caire, utiliser ces terres fertiles comme tremplin pour reconquérir la Terre sainte.

Jérusalem tomberait comme le fruit mûr de la prise du Caire.

Saint Louis envoya un messager au sultan d’Égypte Ayyub, lui demandant de se soumettre et de se convertir à la foi en Christ. Sinon, le roi de France s’emparerait des terres du sultan et l’Égypte deviendrait un royaume vassal de celui de France, le frère du roi, Robert d’Artois, en recevant la couronne.

Mais nous savions tous que le sultan ne se convertirait pas et qu’il disposait, entre le port de Damiette et Le Caire, de la puissante forteresse de Mansourah que de nombreux marchands italiens qui commerçaient avec l’Égypte et fréquentaient les ports de Damiette et d’Alexandrie avaient vue en remontant le Nil.

Mais lorsque, le jour de l’Ascension, 13 mai 1249, je vis dans le port de Limassol une flotte de plus de deux cents embarcations de toutes tailles rassemblée autour du navire du roi, je ne doutais pas de notre victoire.

Nous étions l’armée du Christ, oriflammes déployées, guidée par le plus juste et le meilleur des rois.

56.

« Ce 13 mai 1249, à peine avions-nous quitté le port de Limassol que Dieu voulut éprouver notre courage en déchaînant la tempête. »