La voix de mon père s’est brisée alors qu’il décrivait ces navires jetés contre les rochers, ces voiles déchirées, ces oriflammes arrachées, ces vagues balayant le pont, les navires contraints de regagner le port.
J’ai prié aux côtés du roi – a poursuivi mon père – en essayant de lire sur son visage la réponse qu’il donnait aux questions que nous nous posions tous : pourquoi cette punition divine ? quelle était notre faute ? Dieu nous reprochait-Il de vouloir conquérir un royaume en Égypte au lieu de nous diriger vers la Terre sainte ?
Accusait-Il le roi de détourner la croisade de son but ?
En te parlant, mon fils, je retrouve l’angoisse qui m’étreignait alors que la tempête paraissait ne pas vouloir cesser, et que même à l’abri du port nos navires étaient si malmenés que certains se brisèrent.
Nous ne pûmes reprendre la mer que le 30 mai de l’an 1249, mais alors il suffit de quelques instants de navigation sur une mer calmée pour que nous oubliions l’épreuve.
Nous criâmes de joie quand, devant Damiette, le 4 juin, les bombardes de nos navires coulèrent trois galères égyptiennes, mettant en fuite la quatrième.
Les chevaliers commencèrent aussitôt à débarquer en dépit des cavaliers arabes qui formaient, tout au long du rivage, une ligne noire sur le sable blanc, dans l’éclatante et brûlante chaleur égyptienne.
J’étais aux côtés du roi à la proue du navire.
Quand Louis entendit dire que l’oriflamme de Saint-Denis était à terre, il parcourut le pont de son vaisseau à grands pas, et, malgré le légat du pape, pour ne pas abandonner l’oriflamme, il sauta à la mer dont il eut de l’eau jusque sous les bras. Et il alla l’écu au col, le heaume sur la tête, le glaive en main, jusqu’à ces hommes qui étaient sur la rive.
Quand il aperçut les Sarrasins, il demanda quels gens c’étaient, et on lui dit qui c’étaient ; alors, le glaive sous l’aisselle et l’écu devant lui, il eût couru à cette canaille si nous, qui étions autour de lui, ne l’en eussions empêché. Je l’ai laissé avec le légat et les chevaliers, les « prud’hommes » qui lui faisaient escorte.
J’ai rejoint les chevaliers qui avaient mis pied à terre, planté le sabot de leur lance dans le sable, dressant ainsi une rangée de piques, une herse de fer face aux cavaliers musulmans qui venaient s’y briser. Les arbalétriers les déchiraient de leurs traits.
Nous sommes remontés en selle et nous les avons poursuivis, et, me retournant, j’ai vu qu’on retenait le roi pour l’empêcher de charger à nos côtés.
Nous entrâmes à la suite des fuyards dans Damiette, et le lendemain 6 juin 1249, Louis s’y installa en souverain.
Nous embrassâmes les chrétiens retenus comme esclaves par les musulmans, dont nous venions de briser les chaînes. Ils rejoignirent aussitôt les rangs des croisés.
Nous priâmes pour nos morts dans l’ancienne grande mosquée qui avait été consacrée cathédrale Notre-Dame.
Louis s’agenouilla devant le corps d’Hugues de Lusignan, comte de la Marche, tombé parmi ses chevaliers.
« Allons ensevelir ces martyrs, dit-il. Ils sont morts ; donc, nous qui sommes toujours vivants pouvons supporter cette tâche. Ne vous laissez pas écoeurer par ces corps, car ce sont des corps de martyrs qui ont souffert la mort pour Notre Seigneur et qui sont maintenant au Paradis. »
Nous étions, nous, vivants, qui n’en savions rien encore, aux portes de l’Enfer, murmura mon père.
La chaleur était notre souffrance, la maladie notre géhenne. Les eaux du Nil en crue charriaient les morts, se chargeaient de la pourriture des chairs. Nous buvions cette eau noirâtre. La peau de nos jambes, tachetée de noir, devenait couleur de terre ainsi qu’une vieille botte. Il venait de la chair pourrie aux gencives. Il fallait que les barbiers ôtassent cette chair pour donner moyen de mâcher les aliments et d’avaler. C’était grande pitié, car les hommes d’armes malades, auxquels on ôtait ces chairs, geignaient comme femmes en mal d’enfants. Quand le nez saignait, il fallait mourir.
Mais il était aussi d’autres maladies.
L’âme des hommes pourrissait avant même leur chair. On pillait, on banquetait, on partageait la couche des folles femmes venues tenir commerce de leur corps jusqu’à quelques pas de la tente du roi.
On se querellait pour le partage du butin.
On ne respectait plus les ordres du roi, qui avait interdit de sortir de la ville afin de ne pas être tué par les Sarrasins.
Et les musulmans s’aventuraient jusque dans Damiette, profitant de la nuit, de l’ivresse, de la débauche, de la maladie, pour égorger des hommes qui succombaient dans un râle.
J’ai entendu Robert d’Artois, le fougueux frère de Louis, marteler qu’il fallait marcher sur Le Caire sans attendre. Après avoir écouté tous les avis, le roi approuva son frère.
Et l’armée se mit en marche, mais nous étions déjà le 20 novembre 1249 et nous ne parvînmes devant la forteresse de Mansourah qu’un mois plus tard.
Elle était orgueilleuse de ses tours et de ses remparts, séparée de nous par un bras du Nil, le Bahr-al-Seghir.
Nous nous arrêtâmes sur la rive. De l’autre côté du bras du Nil, l’armée du sultan nous faisait face. Sur le Bahr-al-Seghir croisaient des navires égyptiens.
Il fallait construire une chaussée et un pont, et le roi, comme chacun de nous, se mit au travail sous une grêle de flèches tirées par les musulmans.
On avança des chats-châteaux, ces sortes de galeries couvertes surmontées de tours afin de protéger les hommes qui, à l’intérieur de la galerie, travaillaient à l’abri des flèches. Mais les musulmans avancèrent à leur tour des machines de guerre qui lançaient des projectiles chargés de feu grégeois. J’ai gardé une nuit les chats-châteaux et le seigneur Gautier d’Écurey, qui observait l’autre rive du Bahr-al-Seghir, vint nous avertir :
« Nous sommes dans le plus grand péril où nous avons jamais été, dit-il. Ils ont amené un engin, un pierrier, et ils ont mis le feu grégeois dans la fronde de l’engin. S’ils brûlent nos châteaux et que nous y demeurons, nous sommes perdus et brûlés ; et si nous laissons les postes qu’on nous a baillés à garder, nous sommes honnis. C’est pourquoi nul ne peut nous défendre de ce péril, excepté Dieu. Je suis donc d’avis et vous conseille que toutes les fois qu’ils nous lanceront le feu, nous nous mettions sur nos coudes et nos genoux et priions Notre Seigneur pour qu’Il nous garde de ce péril. »
Nous le fîmes sitôt qu’ils lancèrent le premier coup, lequel tomba entre nos deux chats-châteaux.
J’ai entendu Louis crier à chaque fois qu’un feu grégeois traversait le ciel :
« Beau Sire Dieu, gardez-moi ma gent ! »
Mais chaque jour et chaque nuit, des hommes d’armes et des chevaliers, même s’ils étaient en prière, mouraient comme si un bûcher avait fondu sur eux depuis les cieux.
Cela dura plus de deux mois, puis un Bédouin converti nous révéla que, non loin de notre camp, un gué mal gardé permettait de franchir le Bahr-al-Seghir.
Nous remerciâmes Dieu qui nous montrait le chemin.
J’ai demandé au roi de me laisser rejoindre le maître du Temple, Guillaume de Sonnac, qui, avec ses chevaliers, allait forcer le passage. Le roi me l’accorda.
Nous traversâmes le Bahr-al-Seghir, dispersâmes trois cents cavaliers arabes, puis continuâmes notre chevauchée en poursuivant les fuyards jusqu’au camp égyptien, suivis par le frère du roi, Robert d’Artois. Et nous fîmes grand massacre parmi les musulmans surpris.
Dieu et le courage des chevaliers du Temple, de ceux du comte de Salisbury et de Robert d’Artois, nous ont donné la victoire.