Mon père a levé la main avec solennité :
« Écoute-moi avec attention, Hugues de Thorenc, mon fils. Dieu juge aussi les hommes à leur sagesse, à leur prudence et à leur raison. Il reprend ce qu’Il a donné quand ceux qu’Il a distingués et aidés le déçoivent par leur démesure. »
Nous étions au milieu du camp égyptien dévasté. Nous devions attendre l’arrivée de l’armée conduite par le roi. Mais, devant nous, la forteresse de Mansourah paraissait s’offrir, portes ouvertes, pour accueillir les fuyards, sans fossés ni troupes pour la protéger.
C’était l’appât du diable, et, malgré nos avis, Robert d’Artois se précipita, entra dans la place. Que pouvions-nous faire, sinon charger à ses côtés et subir avec lui les milliers de traits d’arbalète que des tours et des terrasses nous envoyaient les défenseurs ?
Nous étions perdus dans un dédale de rues. Les Mamelouks nous désarçonnaient, nous égorgeaient. Et ainsi périrent Robert d’Artois, le comte de Coucy, le comte de Salisbury et près de trois cents chevaliers du Temple. Nous fûmes encerclés, nous battant à un contre dix. Dieu nous punissait de notre déraison, du pillage auquel s’étaient livrés, dès qu’ils étaient entrés à Mansourah, certains hommes d’armes oublieux de leur devoir et de la précarité de leur situation.
Ce n’est qu’à la fin de cette journée du 8 février 1250 que les troupes conduites par le roi réussirent à nous rejoindre et à faire fuir les Sarrasins.
Nous étions victorieux, mais les eaux du Bahr-al-Seghir charriaient des centaines de corps chrétiens, ceux des chevaliers qui s’étaient noyés en passant le gué, ceux qui étaient tombés en combattant.
J’ai vu le roi, son épée rouge de sang infidèle.
Il avait dû se dégager à grands coups de lame, chargeant à la tête des chevaliers.
« Jamais, me dit Jean de Joinville, je ne vis si beau chevalier, car il paraissait au-dessus de toute sa gent, les dépassant à partir des épaules, un heaume doré en son chef, une épée d’Allemagne à la main. »
57.
Hugues de Thorenc, mon fils, souviens-toi de la gloire et de l’héroïsme du roi, ce 8 février 1250, à Mansourah, car je vais devoir revivre avec toi un calvaire, cette retraite que nous fîmes, et comment nous laissâmes sur la route de Damiette les corps de la plupart de nos compagnons, et comment le roi fut pris par les Infidèles.
Quel peut être pire destin, pour un roi chrétien venu protéger l’héritage du Christ, la Terre sainte, que d’être rendu à merci aux Infidèles ?
Mon père avait des sanglots dans la voix et il me semblait parfois qu’il allait vomir de désespoir.
Dans les deux ou trois jours qui suivirent la bataille, poursuit-il, alors que nous étions encore à Mansourah, nous essayâmes d’aider le roi à surmonter la tristesse qu’il avait de la mort de son frère Robert d’Artois.
Un chevalier de l’ordre des Hospitaliers lui dit d’une voix rude :
« Hé, Sire, ayez bon réconfort, car si grand honneur n’advint jamais à un roi de France… Pour combattre vos ennemis, vous avez passé une rivière à la nage, vous les avez déconfits et chassés du champ de bataille, et avez pris leurs engins et leurs tentes où vous coucherez encore cette nuit ! »
J’entendis Louis remercier Dieu de ce qu’en effet Il lui avait donné, mais de ses yeux coulaient des larmes bien grosses.
Elles n’eurent pas le temps de sécher.
Les Infidèles attaquaient et je dus charger aux côtés du roi pour chasser les Sarrasins qui encerclaient le frère du roi, Charles d’Anjou. Et, plus tard, Alphonse de Poitiers, autre frère du roi, fut submergé d’assaillants et sauvé par les valets d’armes.
Les Infidèles surgissaient de toutes parts.
Leurs navires sillonnaient les bras du Nil, coulaient les embarcations chrétiennes, nous isolaient de Damiette.
Alors la disette nous accabla en même temps que l’eau pourrie nous gangrenait, faisant gonfler nos gencives et tomber nos dents.
J’ai soutenu de mes bras le roi qui voulait demeurer avec nous, s’opposant à ceux qui souhaitaient qu’il embarquât afin de regagner plus vite Damiette, même si le risque était grand de se heurter, là, aux navires égyptiens.
– Sire, lui disait son frère Charles d’Anjou, vous faites mal de résister aux bons conseils que vous donnent vos amis de monter dans un navire, car à vous attendre à terre, la marche de l’armée est retardée, non sans péril.
J’entendis le roi répondre :
– Comte d’Anjou, comte d’Anjou, si je vous suis à charge, débarrassez-vous de moi, mais je n’abandonnerai pas mon peuple !
On s’était remis en marche dans la nuit du 5 au 6 avril 1250. Les Infidèles nous poursuivaient.
J’étais avec le roi dans l’arrière-garde, et il était si las, dévoré par la fièvre, que nous le couchâmes dans l’une des maisons d’un petit village dont le nom me revient aujourd’hui : Munyat-Abu-Abdallah.
Je combattis dans la rue pour tenter de repousser les Sarrasins qui déferlaient.
Un chevalier, Gautier de Châtillon, tomba près de moi et je me réfugiai dans la maison où se trouvaient, autour du roi, ses frères et ses proches.
Sur mes pas, les Sarrasins entrèrent, brandissant les armes rougies du sang chrétien.
Le roi s’avança et à l’émir qui se présentait il demanda la vie sauve pour ses compagnons.
Les Infidèles le traitèrent avec respect, mais pillèrent les coffres, étalèrent le manteau d’écarlate rouge, brodé d’hermine, du roi de France pour les y déverser.
Les Sarrasins nous annoncèrent que l’armée du roi avait été défaite à Fariskur, à deux jours de marche de Damiette.
Le roi leur dit :
« Le Tout-Puissant sait que je suis venu de France jusqu’ici non pas afin d’obtenir pour moi des terres ou de l’argent, mais seulement pour gagner à Dieu vos âmes qui sont en péril. Si, accomplissant mon voeu, j’ai pris sur mes épaules ce dangereux fardeau, ce n’était pas pour mon avantage, mais pour le vôtre. »
Les Sarrasins l’écoutaient, attendant qu’un interprète, sans doute un marchand syrien, traduisît les propos du roi.
Ils riaient alors avant de cracher des mots avec une injurieuse violence.
– On pourra m’occire, ajouta Louis. On pourra m’extorquer de l’argent jusqu’à épuisement, mais jamais la ville de Damiette, conquise par un miracle divin, ne vous sera rendue !
Les rires et les exclamations des Infidèles qui savaient Damiette à nouveau entre leurs mains n’effacèrent pas l’orgueil que j’éprouvais à servir un roi, chevalier valeureux, homme de foi, que l’adversité ne brisait pas.
cinquième partie
(avril 1250 - septembre 1254)
« Je n’ai point gagné ce que je désirais le plus gagner, la chose pour laquelle j’avais laissé mon doux royaume de France et ma mère, plus chère encore, qui criait après moi, la chose pour laquelle je m’étais exposé aux périls de la mer et de la guerre…
– Et qu’est-ce donc, ô Seigneur Roi, que vous désirez si ardemment ?
– C’est votre âme que le diable se promet de précipiter dans le gouffre ! »
Entretien de Saint Louis, durant sa captivité, avec un émir, mai 1250.
58.
J’étais auprès du roi en ces jours d’avril et mai 1250 qui furent ceux de la plus grande épreuve que puisse endurer un souverain chrétien.
Nous entendions les cris des chevaliers et des hommes d’armes malades ou blessés que les Infidèles massacraient. Ni le plus humble des arbalétriers, des sergents à pied, ni le plus riche des barons, ni le roi ne pouvaient imaginer, prévoir ce qu’il adviendrait de lui dans l’heure d’après.
J’entendis les menaces proférées contre le roi : on allait le torturer s’il n’abjurait pas.
On frôlait son visage et sa poitrine avec la lame d’un glaive couvert de sang séché.