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J’entendis les menaces proférées contre le roi : on allait le torturer s’il n’abjurait pas.

On frôlait son visage et sa poitrine avec la lame d’un glaive couvert de sang séché.

Puis le sultan se présentait à lui, lui faisait confectionner une robe de soie noire fourrée de vair et de gris, où il y avait grande foison de boutons d’or, et ordonnait qu’on le soignât.

Il interrogeait le roi avec respect, indiquait que les Mamelouks avaient tué près de trente mille chrétiens, sans compter ceux qui s’étaient jetés dans les flots et s’y étaient noyés. Les prisonniers étaient si nombreux, peut-être une vingtaine de milliers, qu’il fallait bien tuer ceux qui ne pouvaient marcher.

Nous écoutions en dissimulant nos larmes.

Des Sarrasins poussaient parmi nous des barons qui venaient d’être pris sur les navires qui tentaient de gagner Damiette.

Joinville avait jeté dans le Nil ses bijoux, ses pièces d’or, et même ses reliques afin qu’elles ne fussent pas profanées.

Les mariniers n’avaient eu la vie sauve qu’à condition de se convertir à l’islam, et tous l’avaient fait aussitôt.

Puis on avait relégué les barons à fond de cale après les avoir enchaînés.

Dans cette pénombre poisseuse, avec la honte et la mort pour compagnes, l’un d’eux répétait qu’ils avaient tous été fols, aveuglés par Satan, de se faire la guerre quand ils vivaient libres dans leur royaume de France, ou en Languedoc ou Poitou, en Flandre ou Champagne. Et si Dieu les reconduisait en terre française, ils se souviendraient de ce qu’ils avaient vécu et vivraient désormais en bonne entente.

Et ils seraient fidèles à leur roi, qui, lorsqu’il établissait avec le sultan et ses émirs les conditions de sa libération contre une rançon de cinq cent mille livres, exigeait que tous les chrétiens eussent le même sort que lui.

Les Sarrasins étaient chaque jour plus admiratifs du roi qu’un émir appelait « homme sage et de très grande intelligence ».

« Comment a-t-il pu venir à l’esprit de Votre Majesté, eu égard à toute la vertu et au bon sens que je vois en lui, lui demandait-il, de monter sur un navire et de chevaucher le dos des vagues, de venir dans un pays peuplé de musulmans et de guerriers dans la pensée de le conquérir et de s’en faire le seigneur ? Cette entreprise est le plus grand risque à quoi il pouvait s’exposer, lui et ses sujets. »

Le roi savait-il que la Loi musulmane interdisait de recevoir le témoignage de quelqu’un qui avait plusieurs fois pris la mer, car il s’agissait d’un insensé ?

Le roi avait ri.

Et l’interprète avait hésité à traduire ses propos quand il avait dit qu’il avait voulu et voulait encore sauver les âmes des Infidèles, les convertir à la foi chrétienne.

L’émir avait ri à son tour. Le roi avait poursuivi :

« Je ne puis assez m’étonner que vous, qui êtes des hommes discrets et circonspects, vous ajoutiez foi à cet enchanteur, Mahomet, qui commande et permet tant de choses déshonnêtes. En effet, j’ai regardé et examiné son Alcoran et je n’y ai vu qu’impuretés, tandis que d’après les âges anciens, voire même les païens, l’honnêteté est le souverain bien dans cette vie… »

L’émir eut un mouvement de colère et nous nous serrâmes autour du roi.

Nous priâmes.

Nous nous confessâmes les uns aux autres, persuadés que notre sort était scellé.

On menaça à nouveau de soumettre Louis à la torture. Puis les négociations entre le sultan et lui reprirent. Le sultan réclamait cinq cent mille livres pour la libération du seul roi. Celui-ci répondit qu’il n’était pas homme à être racheté à prix d’argent, mais qu’il pouvait remettre Damiette comme rançon pour lui, et les cinq cent mille livres pour celle des prisonniers chrétiens.

Le sultan accepta et, dans un geste généreux, réduisit la rançon de cent mille livres.

La prière était notre bouclier, la foi notre glaive.

Mais Dieu laisse à l’homme la liberté de choisir s’il veut être valeureux ou lâche, fidèle ou félon. Et, au moment de l’épreuve, on reconnaît les âmes de pur métal de celles qui se corrodent.

L’âme du roi fut sans tache.

Il interdit aux barons de négocier chacun pour soi le montant de leur rançon, ce qui eût condamné les plus pauvres à ne jamais recouvrer la liberté. La rançon versée était pour tous.

Et la reine Marguerite, qui était à Damiette, rassembla en quelques jours deux cent mille livres.

Et tous l’entendirent, alors qu’elle était grosse, s’attendant à tout instant à donner naissance à l’enfant, s’employer à convaincre Pisans et Génois de ne pas s’enfuir, mais de demeurer fidèles au roi.

Le jour même de l’accouchement, alors que son fils était né, ondoyé, prénommé Tristan car le temps était à la tristesse, elle les convoqua et leur dit :

« Seigneurs, pour l’amour de Dieu, n’abandonnez pas cette ville. Elle est la rançon du roi et tous ceux qui sont avec lui seraient perdus si elle était prise. Ayez pitié de cette chétive créature, Tristan, mon fils que voici, et attendez que je sois relevée. »

Comme les Italiens exprimaient la crainte d’être affamés, elle les retint tous aux gages du roi.

Et Damiette put rester la rançon de Louis.

Nous sûmes tous qu’elle avait dit à un vieux chevalier, avant qu’elle accouchât :

« Je vous demande, par la foi que vous m’avez baillée, que si les Sarrasins entrent dans la ville, vous me coupiez la tête avant qu’ils me prennent. »

Elle s’était agenouillée devant lui, sollicitant cette grâce.

Le chevalier l’avait relevée et lui avait répondu :

« Soyez certaine que je le ferai volontiers, car j’y avais déjà pensé. »

Ainsi fut la reine, héroïque, quand d’autres, avec félonie, s’enfuirent, prisonniers de leur peur.

D’autres encore, tel Philippe de Nemours, se vantèrent d’avoir, à la pesée des espèces de la rançon, réussi à tromper les Sarrasins. Le roi s’indigna qu’on ne respectât pas la parole qu’il avait donnée, et fit compléter la rançon.

Mais bravoure et droiture ne doivent pas rendre aveugle.

Chaque jour, les musulmans violaient leurs engagements, massacraient leurs prisonniers, car ils en avaient en trop grand nombre. Aussi la reine Marguerite et tous les chrétiens que la maladie ou les blessures n’immobilisaient pas quittèrent Damiette et embarquèrent avant que les portes de la ville ne fussent ouvertes aux Infidèles.

Bien leur en prit, car les musulmans, dès qu’ils pénétrèrent dans Damiette, massacrèrent tous les chrétiens qu’ils y trouvèrent.

Nous qui étions aux côtés du roi, attendant qu’on nous conduisît jusqu’à l’embarcadère, comprîmes que notre sort était encore incertain.

Certains des musulmans étaient menaçants, refusant de nous laisser partir, et la foule qui entourait le camp des Infidèles les soutenait, hurlant contre nous.

D’autres, scrupuleux des accords conclus, nous conduisirent jusqu’au rivage.

La foule hostile nous suivait.

Nous vîmes une galère génoise amarrée à l’embarcadère sur lequel se pressaient un groupe d’hommes. Quand nous fûmes proches d’eux, il y eut un coup de sifflet et ces hommes dévoilèrent leurs arbalètes, visant la foule des Infidèles qui s’enfuit. Alors nous pûmes embarquer.

Nous nous éloignâmes rapidement du rivage. Les rames des galériens battaient la mer au rythme du tambour de la chiourme, et c’était comme si elles faisaient écho aux battements de nos coeurs.

Nous pensions tous aux milliers de prisonniers qui restaient encore entre les mains des Infidèles.

Et à ceux des seigneurs, les comtes de Flandre, de Soissons et de Bretagne, qui regagnaient la France, contrevenant aux désirs du roi qui avait décidé de faire voile vers le port de Saint-Jean-d’Acre, en Terre sainte.