Car le roi n’avait pas renoncé à la croisade.
Il s’indigna quand il apprit que son frère, Charles d’Anjou, violant les interdits imposés aux croisés, jouait aux dés.
Il les jeta par-dessus bord.
Puis il s’agenouilla et je l’entendis répéter les paroles qu’il avait prononcées le jour de son sacre, à Reims :
« Beau Sire Dieu, je lève mon âme vers Vous, et me fierai à Vous ! »
59.
Le roi s’est agenouillé et a embrassé la Terre sainte.
Et nous tous, qui débarquions après lui de la galère génoise, l’avons imité.
Avec lui nous avons rendu grâces à Dieu de nous avoir permis de prier sur la terre du martyre et de la résurrection de Jésus-Christ.
Puis, alors que nous nous dirigions vers le château royal, j’ai regardé cette cité de Saint-Jean-d’Acre bâtie sur un long promontoire séparant la rade de la mer. Sur une colline située au nord de la ville, des maisons blanches et basses formaient un bourg hors de l’enceinte qui protégeait les vieux quartiers et s’appuyait au château royal.
Lorsque le roi a dit qu’il faudrait protéger ce bourg par une muraille, j’ai su qu’il songeait à demeurer en Terre sainte.
Dans les jours qui suivirent, son intention se confirma.
Le sultan d’Égypte, qui avait signé avec le roi une trêve de dix ans, ne la respectait pas.
Au lieu de délivrer tous les prisonniers, comme promis, il n’en remit aux envoyés du roi que quatre cents. Il en restait près de douze mille en Égypte.
Alors le roi réunit les barons et chevaliers qu’il avait coutume de consulter. Sa voix tremblait de colère :
« Les émirs, dit-il, malgré la trêve conclue et jurée, ont choisi parmi leurs prisonniers des jeunes gens qu’ils ont forcés, l’épée sur la tête, d’abjurer la foi catholique et d’embrasser celle de Mahomet, ce que plusieurs ont eu la faiblesse de faire, mais les autres, comme des athlètes courageux, enracinés dans leur foi et persistant constamment dans leur ferme résolution, n’ont pu être ébranlés par les menaces ni par les coups des ennemis, et ils ont reçu la couronne du martyre. Leur sang, nous n’en doutons pas, crie au Seigneur pour le peuple chrétien. Ils seront plus utiles dans cette patrie que si nous les eussions conservés sur la terre. Les musulmans ont aussi égorgé plusieurs chrétiens qui étaient restés malades à Damiette. »
Il n’en dit pas plus ce jour-là, mais, un dimanche, il envoya chercher ses frères, les comtes, les gentilshommes, et quand nous fûmes réunis dans l’une des salles voûtées du château royal, il nous dit :
« Seigneurs, Madame la reine ma mère m’a mandé et prié, dans les termes les plus forts possible, de revenir en France, car mon royaume est en grand péril par la faute du roi d’Angleterre qui ne me laisse ni paix ni trêve.
« Les gens d’Acre à qui j’en ai parlé m’ont dit que si je m’en retournais, cette terre serait perdue, personne ne voulant plus y demeurer après mon départ avec si peu de gens. Ainsi je vous prie de réfléchir là-dessus, et comme l’affaire est d’importance, je vous laisse le temps de me répondre ce que bon vous semblera d’ici à huit jours. »
– Hugues de Thorenc, mon fils, sache que jamais mes nuits ne furent aussi courtes.
Je n’étais que le comte Denis Villeneuve de Thorenc, et personne parmi les grands seigneurs ne s’enquit de mon avis.
Quand, le dimanche venu, le roi demanda à chacun de donner sa réponse, les frères du roi, Charles d’Anjou et Alphonse de Poitiers, et les autres seigneurs dirent qu’ils avaient choisi Guy de Mauvoisin pour être leur interprète.
Celui-ci se leva et énonça d’une voix solennelle :
« Sire, vos frères et les gentilshommes ici présents ont considéré votre situation et ont jugé qu’il vous était impossible de demeurer ici pour l’honneur de votre royaume, car des mille huit cents chevaliers que vous avez amenés en Chypre, il n’en reste ici pas une centaine. Ainsi donc, ils vous conseillent, Sire, de retourner en France et de vous y procurer des hommes et de l’argent, grâce à quoi vous puissiez revenir rapidement dans ce pays pour vous venger des ennemis de Dieu et de la captivité qu’ils vous ont infligée. »
Le roi exigea que chacun s’exprimât et je crus que tous approuveraient Guy de Mauvoisin.
Et puis il y eut le comte de Jaffa qui dit seulement : « Mon château est sur la frontière, et si je conseillais au roi de demeurer, on penserait que c’est par intérêt. »
Le légat interrogea Jean de Joinville, qui s’exprima avec colère :
« Que le roi emploie ses fonds, dit-il, qu’il envoie chercher des chevaliers en Morée et outre-mer. Ainsi il pourra faire campagne pendant un an et, grâce à son séjour, les pauvres pèlerins qui ont été faits prisonniers au service de Dieu ou du sien seront délivrés. Autrement, ils ne sortiront jamais de captivité. »
Le maréchal de France Guillaume de Beaumont approuva Joinville. Mais son neveu, qui avait fort envie de rentrer en France, s’écria : « Que voulez-vous dire ? Rasseyez-vous et fermez votre gueule ! »
Le roi intervint :
– Monsieur Jean de Beaumont, vous faites mal, laissez-le parler.
– Certes, Sire, je ne le ferai pas !
Il se tut et personne ne me prêta attention quand je dis qu’il y avait quelque déraison à prêcher le départ du roi de Terre sainte dans l’intention de préparer son retour ici.
Je n’ai pas ajouté que je pensais que c’était mensonge et félonie.
Le roi se leva :
« Seigneurs, je vous ai bien entendus, dit-il. Je vous répondrai sur ce qu’il me plaira de faire d’aujourd’hui en huit. »
Je n’ai pas été surpris quand, le dimanche suivant, Louis, après avoir dit que Madame la reine avait assez de gens pour défendre le royaume, ajouta en haussant la voix :
« J’ai considéré qu’à aucun prix je ne devais laisser perdre le royaume de Jérusalem que je suis venu conquérir et garder. Mon avis est maintenant de rester. Venez me parler hardiment. Je vous donnerai tant d’argent que ce ne sera pas ma faute, mais la vôtre, si vous ne voulez pas demeurer. »
Un mois plus tard, j’ai entendu la voix courroucée du roi lancer devant les barons réunis :
– Seigneurs, il y a déjà un mois que l’on sait mon dessein de demeurer ici, et je n’ai pas encore appris que vous m’ayez retenu un seul chevalier !
Et j’ai dû entendre aussi la réponse des grands barons :
– Sire, nous n’en trouvons pas, car tous se font si exigeants, tous si désireux qu’ils sont de retourner dans leur pays, que nous n’osons donner ce qu’ils demandent…
– Et qui trouverez-vous à meilleur marché ? demanda le roi.
On cita mon nom et celui du sénéchal de Champagne. Le roi nous convoqua. Jean de Joinville s’agenouilla et je l’imitai.
Le roi nous fit asseoir.
– Mes gens disent qu’ils vous trouvent dur, dit le roi à Joinville.
– Sire, je n’y peux rien, j’ai été fait prisonnier sur l’eau, il ne me demeure plus rien, car j’ai perdu tout ce que j’avais. J’ai dit que je n’avais rien possédé, que j’étais nu de richesses.
Le roi nous saisit la main et dit :
– Je vous prends à mes gages.
D’autres chevaliers sont venus nous rejoindre, mais nous n’étions plus la grande armée de la croisade. La mort avait moissonné à grands coups de faux dans nos rangs.
Le roi cependant ne renonça pas. Il décida de renforcer les remparts des villes de Terre sainte, d’y élever des tours et des forteresses, de colmater les brèches dans les murailles des cités franques. Et à Acre, à Césarée, à Jaffa, à Sidon, sous sa direction des centaines de chrétiens se mirent à l’oeuvre.