La certitude qu’un jour nous marcherions à partir de ces forts et de ces villes de la côte vers Jérusalem se renforça en même temps que ces défenses.
Louis refusa même de se rendre en pèlerinage à Jérusalem, comme le lui proposait le sultan, qui lui offrait un sauf-conduit. Il n’entrerait à Jérusalem qu’en vainqueur, qu’en héritier du Christ, qu’en libérateur de la ville où Jésus avait souffert.
Il rassembla une nouvelle fois ses barons et ses chevaliers et nous annonça qu’il avait décidé de renvoyer en France ses deux frères, Charles d’Anjou et Alphonse de Poitiers.
Car des messagers arrivés de France lui avaient appris que le royaume était parcouru par des foules exaltées que guidait un moine cistercien que l’on nommait le Maître de Hongrie.
Celui-ci avait quitté son ordre, prêchait des paroles de justice qui devenaient vent de révolte contre l’Église et les puissants.
Il prétendait rassembler une armée qui rejoindrait la Terre sainte et libèrerait le roi Louis qu’il affirmait prisonnier des Infidèles.
Tous ceux que la faim tenaillait, que la richesse des grands indignait, que les ors de l’Église blessaient, rejoignaient ces bandes qui allaient de ville en ville, de Rouen à Orléans, d’Amiens au Puy.
Les jeunes pâtres quittaient leurs troupeaux et suivaient le prédicateur.
On assurait que cette croisade des pastoureaux bénéficiait de l’appui de la reine Blanche de Castille. N’avait-elle pas ouvert les portes de Paris au Maître de Hongrie qui avait prêché en l’église Saint-Eustache ?
Mais, bientôt, il fut pourchassé, et les milices communales, les sergents du roi traquèrent ces pastoureaux, qui pillaient, dévastaient les églises, brûlaient les synagogues. Et le Maître de Hongrie fut capturé et pendu à Bourges.
Les frères du roi devaient apporter consolation et soutien à la reine Blanche de Castille.
Le roi nous lut la lettre qu’il confiait à ses frères :
« Louis, par la grâce de Dieu, roi des Français, à ses chers et fidèles prélats, barons, guerriers, citoyens, bourgeois et à tous les autres habitants de son royaume, à qui ces présentes lettres parviendront.
« Pour l’honneur et la gloire du nom de Dieu, désirant de toute notre âme poursuivre l’entreprise de la croisade, nous avons jugé convenable de vous informer tous… »
Mon fils, en écoutant le roi, j’ai à nouveau gravi notre calvaire, celui menant de notre espérance à nos défaites, à nos humiliations et à nos souffrances. Le roi ne dissimulait rien, mais sa parole n’était point désespérée. « Les Français, disait-il, sont un peuple privilégié pour la conquête de la Terre sainte, que vous devez regarder comme votre propriété.
« Nous vous invitons tous à servir Celui qui vous servit sur la Croix en répandant son sang pour votre salut, car la nation infidèle qui s’est emparée de l’héritage du Christ est une nation criminelle : outre les blasphèmes qu’elle vomit, en présence du peuple chrétien, contre le Créateur, elle bat de verges la Croix, crache dessus et la foule aux pieds en haine de la foi chrétienne. Courage, donc, soldats du Christ ! Armez-vous et soyez prêts à venger ces outrages et ces affronts, prenez exemple sur vos devanciers !
« Faites donc vos préparatifs et que tous ceux à qui la vertu du Très-Haut inspirera de venir ou d’envoyer du secours soient prêts pour le mois d’avril ou de mai prochain… La nature de l’entreprise exige la célérité, et tout retard deviendrait funeste…
« Pour vous, prélats et autres fidèles du Christ, aidez-nous auprès du Très-Haut par la ferveur de vos prières ! Ordonnez qu’on en fasse dans tous les lieux qui vous sont soumis, afin qu’elles obtiennent pour nous la Clémence divine… »
Ce qui vint, mon fils, au printemps de l’an de grâce 1253, ce fut l’annonce de la mort de la reine Blanche de Castille, qui, la sentant venir, avait demandé le voile à l’abbesse de Maubuisson, mourant ainsi le 1er décembre 1252 dans cette abbaye comme une religieuse de l’ordre de Cîteaux.
Le cri poussé par le roi de France quand il apprit la nouvelle, près de trois mois plus tard, me traverse encore.
Puis il pleura, s’agenouilla devant l’autel, mains jointes, remerciant Dieu de lui avoir donné une si bonne mère :
« Il est bien vrai, beau, très doux père Jésus-Christ, que j’aimais ma mère par-dessus toutes créatures qui vivent dans ce monde, et qu’elle méritait bien cet amour.
« Mais, puisqu’il vous a plu qu’elle trépasse en ce monde, que Votre Nom soit béni ! »
Je savais que nous allions quitter la Terre sainte.
60.
Lorsque nous avons quitté le port de Saint-Jean-d’Acre, la tristesse du roi m’a paru si grande que je n’ai pu retenir mes larmes.
Il était agenouillé devant l’autel que le légat du pape, Eudes de Châteauroux, l’avait autorisé à dresser à bord de cette nef marseillaise sur laquelle avaient embarqué les proches de Louis, ses conseillers, la reine Marguerite ainsi que ses deux enfants nés en Terre sainte.
Le roi portait la croix sur son vêtement et c’était comme s’il avait voulu montrer à tous qu’il reviendrait sur la terre de Jésus-Christ, qu’il demeurait un croisé malgré l’échec que nous venions de subir.
Et c’était grande peine, grande incompréhension, car nous avions combattu pour la gloire de Dieu, nous nous étions mis à Son entier service, et Il avait laissé les Infidèles remporter la victoire.
J’étais sûr que le roi, comme moi, comme nous, s’interrogeait, et c’était aussi douloureux que si nous avions été soumis à la question : quelle faute avions-nous donc commise ?
Nous avions été des milliers à notre arrivée et nous ne laissions là qu’une centaine de chevaliers avec à leur tête l’un des vassaux les plus fidèles du roi, Geoffroy de Sergines.
Louis avait fait fortifier les villes franques, Acre, Césarée, Sidon, Jaffa, mais comment, si nous ne revenions pas résister à la poussée des Infidèles et délivrer Jérusalem, rendre aux chrétiens le Saint-Sépulcre ?
Ma souffrance était comme une brûlure qui consumait mon âme, et combien plus vive devait être celle du roi qui avait conduit cette croisade !
Nous avions vogué vers la Terre sainte avec une flotte de trente-huit grandes naves, et nous sortions de la rade de Saint-Jean-d’Acre avec à peine dix navires.
Et le vent, ce 25 avril 1254, nous était hostile.
Nous nous sommes dirigés vers Chypre. Chaque jour, le roi faisait dire la messe, mais le légat n’avait pas autorisé la consécration du pain et du vin, et chaque office était comme une pénitence.
Et tout au long de notre navigation vers le royaume de France, nombreux furent les signes de l’irritation de Dieu.
Il y eut le feu qui éclata dans la chambre de la reine par la maladresse d’une de ses servantes. Les toiles qui couvraient les habits de la reine s’embrasèrent et, réveillée, celle-ci sauta toute nue hors de son lit, puis, pleine de sang-froid, jeta le linge à la mer, n’ayant pas même secoué ses enfants, disant que si le navire devait sombrer, ils rejoindraient Dieu en dormant.
Le roi se réveilla en entendant les mariniers crier « Au feu ! Au feu ! ». L’incendie fut éteint, mais, au matin, Louis exigea que Joinville, qui était responsable des serviteurs de la famille royale, ne se couchât désormais qu’après avoir éteint tous les feux.
« Et sachez que je ne me coucherai pas avant que vous ne soyez revenu vers moi », conclut Louis.
Le roi avait montré là sa sagesse et sa mansuétude.
Et il fit preuve de sa noblesse d’âme quand, par une journée de brume épaisse comme un manteau de laine, le navire heurta un banc de sable près du port de Larnaca, à Chypre.