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L’équipage fut saisi d’effroi. La reine et ses enfants criaient. La quille du bateau s’était brisée.

On invita le roi, par mesure de sauvegarde, à quitter le navire et à rejoindre terre.

Il dit : « Seigneurs, si je descends de cette nef, personne ne voudra plus y mettre les pieds. Et chacun aime autant sa vie comme j’aime la mienne, et s’ils abandonnent ce navire, ils auront à rester à Chypre. C’est pourquoi, s’il plaît à Dieu, je ne mettrai jamais autant de gens en péril de mort, et donc je resterai avec eux pour les sauver. Je préfère donc mettre ma vie ainsi que celle de ma femme et de mes enfants dans la main de Dieu plutôt que de faire un si grand tort à tous les gens rassemblés ici. »

La nef fut réparée, mais à peine avions-nous quitté Chypre que nous dûmes affronter la tempête.

Le roi se mit à prier, et quand le vent se fut calmé, il confia d’une voix grave que Dieu nous tenait dans Sa main, qu’Il venait de nous dire, en nous menaçant et en nous sauvant, qu’Il exigeait de nous que notre vie fût en tous points et toujours celle de chrétiens, fidèles à l’enseignement des Évangiles.

– Je dois réformer ma conduite, conclut-il.

Je n’osai lui dire qu’il était le plus pieux, le plus chrétien des rois.

Il suffit d’ailleurs de quelques jours pour qu’une fois encore il montrât la générosité de son âme.

Alors que nous naviguions au large de la Sicile, non loin de l’île de Lampedusa, trois de nos navires furent capturés par les Sarrasins.

Les seigneurs se rassemblèrent et exhortèrent le roi à poursuivre la route sans tenter de libérer nos compagnons.

Il répondit aussitôt, avant même que tous les seigneurs eussent exprimé leur avis :

– Vraiment, je ne pourrai jamais accepter vos conseils de laisser mes soldats entre les mains des Sarrasins et de ne pas faire tout en mon pouvoir pour les délivrer.

Il haussa la voix :

– Je vous commande donc de retourner vos voiles pour aller les aider !

Dieu nous permit de les arracher aux Sarrasins, puis de gagner le port d’Hyères, dans le comté de Provence, où nous débarquâmes le 10 juillet 1254.

Le roi eût préféré atteindre Aigues-Mortes, dans le royaume de France, mais il céda aux désirs de la reine qui voulait toucher terre au plus tôt, lasse de cette longue et périlleuse traversée. Et comme le comté de Provence appartenait au comte Charles d’Anjou, frère du roi, celui-ci se laissa convaincre.

J’en fus heureux. Les mariniers assuraient que, souvent, des vents contraires soufflaient le long des côtes entre Hyères et Aigues-Mortes, et qu’on pouvait y croiser des galères sarrasines à l’affût d’une proie.

Mais le roi ne parut pas rasséréné et je craignis que la tristesse et le regret de n’avoir pu arracher le Saint-Sépulcre aux Infidèles ne fût désormais, pour lui, un tourment de chaque instant.

Pourtant, il fut accueilli avec joie et respect par les sujets du comte de Provence qui se rendirent auprès de lui tandis qu’il séjournait au château d’Hyères avec la reine Marguerite et leurs enfants.

De nombreux seigneurs et clercs du royaume de France arrivaient chaque jour pour saluer leur roi, enfin, disaient-ils, revenu auprès de ses sujets.

L’abbé de Cluny lui fit présent de deux palefrois qui vaudraient bien aujourd’hui cinq cents livres, un pour lui, un pour la reine, afin de permettre aux souverains de gagner au plus tôt le royaume de France.

J’entendis l’abbé dire :

« Sire, je viendrai demain vous parler de mes besoins. »

Le lendemain, il obtint du roi ce qu’il désirait.

Jean de Joinville fit alors remarquer à Louis qu’il avait écouté «avec plus de bienveillance l’abbé de Cluny parce qu’il vous a donné hier ces deux palefrois ».

Le roi en convint et accepta le conseil et la leçon de Joinville qui recommandait au souverain de ne jamais accepter de présents de ceux qui auraient affaire avec lui et avec ses conseillers.

Je n’avais jamais connu Louis arrogant ni injuste, mais je le découvris plus humble qu’il n’avait jamais été en le voyant écouter avec une attention pleine de ferveur un franciscain, le frère Hugues de Barjols.

On était allé le quérir au couvent d’Hyères. On disait qu’il prêchait comme un nouveau saint Paul. Il était arrivé, suivi par un grand concours d’hommes et de femmes qui priaient en cheminant et qui s’agenouillèrent quand il se mit à haranguer et marteler :

« Seigneurs, je vois trop de religieux à la cour du roi et en sa compagnie, moi le premier ! »

Sa voix était forte, sa foi pure flamboyait dans son regard.

Le roi ne le quittait pas des yeux.

Frère Hugues de Barjols assura qu’il avait lu la Bible et les livres qui vont à côté, et qu’il avait vu dans chacun que c’était par défaut de justice que les seigneuries et les royaumes étaient perdus, passaient d’un seigneur et d’un roi à d’autres.

« Que le roi prenne garde, puisqu’il s’en va en France, à faire si bien justice à son peuple qu’il en conserve l’amour de Dieu, de telle manière que Dieu ne lui ôte pas le royaume de France avec la vie ! »

J’étais effrayé et indigné par de telles paroles que je jugeais menaçantes, mais je voyais le roi les accueillir comme de justes prophéties, avec une sorte de joie pareille à celle, disait-on, qui l’habitait quand il se faisait fustiger, qu’il mortifiait son corps.

C’était son âme qu’il voulait maintenant châtier, demandant à Hugues de Barjols de rester auprès de lui pour la fouetter chaque jour par ses paroles impitoyables.

Mais le franciscain n’accepta que de rester un jour auprès du souverain.

Les heures ne furent pas nombreuses durant lesquelles le roi écouta Hugues de Barjols, mais l’empreinte en demeura profonde.

Et lorsque nous nous mîmes en route pour le royaume de France, Louis chevaucha, tête baissée, comme s’il voulait garder en lui ces paroles franciscaines.

Il les murmura tout au long de la route et je l’entendis plusieurs fois dire distinctement que chacun de ses actes, désor mais, serait inspiré par la Justice, cette vertu que le Seigneur exigeait de ceux qu’Il sacrait rois.

Il répéta ces mots quand nous fûmes en pèlerinage à l’ermitage de sainte Marie Madeleine, à la Sainte-Baume, où la sainte avait vécu dix-sept ans.

À Beaucaire, nous entrâmes dans le royaume de France, le roi portant son oriflamme et son vêtement marqué de la croix des croisés. Nous fûmes à Aigues-Mortes, à Nîmes, à Saint-Gilles et Alès, puis nous gagnâmes Le Puy, Brioude, Issoire, Clermont et Saint-Pourçain, puis Saint-Benoît-sur-Loire.

Les paysans venaient en foule sur notre passage, demandant au roi de les bénir et de les protéger.

Enfin nous arrivâmes au château royal de Vincennes d’où, après une halte, nous partîmes pour l’abbaye royale de Saint-Denis.

Le roi déposa là son oriflamme et sa croix.

Il le fit avec des gestes lents, le visage empreint de tristesse, mais aussi de résolution.

Après quoi nous nous dirigeâmes vers Paris où nous rentrâmes le 7 septembre 1254.

sixième partie

(1254-1270)

« Si je souffrais seul l’opprobre et l’adversité, et si mes propres péchés ne retombaient pas sur l’Église universelle, je supporterais ma douleur avec fermeté.

« Mais, par malheur pour moi, toute la Chrétienté a été couverte de confusion par ma faute. »

Saint Louis

à son retour de croisade, en 1254.

61.

Au milieu de son peuple qui l’acclamait, le roi paraissait conduire un cortège funèbre.

J’étais auprès de lui, ce 7 septembre 1254.

Il avançait tête baissée dans les rues de Paris où l’on criait joyeusement ses titres et son nom. Des femmes dansaient en rond. Des bourgeois apportaient des présents. Des mendiants agenouillés sollicitaient la bénédiction souveraine. Des clercs chantaient.