Il y eut même une messe en l’honneur du Saint-Esprit pour que le roi reçût les consolations de Celui qui est au-dessus de tout.
Mais le roi gardait le visage fermé, marqué par cette cruelle souffrance qu’est le remords.
Il s’accablait, je le sais, honteux d’avoir été prisonnier des Sarrasins, d’avoir dû payer rançon aux Infidèles, d’avoir laissé le Saint-Sépulcre aux mains du sultan et de ses émirs, d’avoir ainsi prolongé, peut-être avivé la douleur de la Chrétienté.
Il ne repoussait pas les cadeaux que ses sujets lui apportaient, mais paraissait ne pas les voir, recroquevillé et poussant de profonds soupirs.
J’ai entendu un évêque lui dire de la voix d’un père bienveillant et soucieux :
– Craignez, mon très cher Seigneur et roi, de tomber dans ce dégoût de la vie et cette tristesse qui anéantissent la joie spirituelle et deviennent les maîtres de l’âme ; c’est le plus grand péché, car il fait tort au Saint-Esprit. Songez à la patience de Job…
Et le roi de répondre :
– Si je souffrais seul l’opprobre et l’adversité, et si mes propres péchés ne retombaient sur l’Église universelle, je supporterais ma douleur avec fermeté, mais, par malheur pour moi, toute la Chrétienté a été couverte de confusion par ma faute…
Peu lui importaient alors les chants, les danses, les présents, les musiques, la joie de ses sujets à retrouver leur roi, qui découvraient parmi les charrois cette masse grise qui se balançait paisiblement de gauche et de droite : un éléphant que le roi voulait offrir à Henri III, roi d’Angleterre, venu à Paris sceller la paix entre Capétiens et Plantagenêts.
J’étais parmi les convives du festin qui, plus tard, réunit les deux souverains et leurs suites.
J’ai écouté, puis lu les chroniqueurs :
« Jamais, à aucune époque des temps passés, disent-ils, ne fut célébré un repas si splendide et si nombreux. Car on y remarqua d’une manière éclatante la fertile variété des mets, la délicieuse fécondité des boissons, l’empressement joyeux des serviteurs, le bel ordre des convives, l’abondante libéralité des présents.
« Le Seigneur roi de France, qui est le roi des rois de la Terre tant à cause de l’huile céleste dont il a été oint qu’à cause de son pouvoir et de sa prééminence en chevalerie, s’assit au milieu, ayant à sa droite le Seigneur roi d’Angleterre et le Seigneur roi de Navarre à sa gauche… »
J’écoutai le roi qui disait :
« Henri III et moi nous avons chacun épousé des soeurs, et donc nos enfants sont des cousins germains. Je me fais grand honneur en offrant la paix au roi d’Angleterre, car il devient mon vassal, ce qu’il n’était pas avant… »
Mais il n’y avait aucun élan dans sa voix, toujours voilée par la tristesse et le remords.
Rutebeuf, poète et jongleur, avait composé la Complainte de Monseigneur Geoffroy de Sergines. Il s’y attristait de ce grand vassal du roi laissé en Terre sainte avec cent chevaliers. Et comme il advint qu’on la chantât devant le roi, qu’ainsi on saluât de Geoffroy de Sergines
Sa grande valeur et sa bonté,
Sa courtoisie et son sens,
Rutebeuf ajouta :
Messire Geoffroy de Sergines,
Je ne vois par ici nul signe
Que l’on maintenant vous secoure…
Et ce fut grande pitié que d’entendre Louis IX dire à Henri III :
« Mon ami roi, il n’est pas facile de te démontrer quelle grande et douloureuse amertume de corps et d’âme j’ai éprouvée par amour pour le Christ, dans mon pèlerinage. »
Il soupira avant d’ajouter :
« Quoique tout ait tourné contre moi, je n’en rends pas moins grâces au Très-Haut. »
Le Seigneur lui avait accordé la patience de se repentir de ses fautes, de celles de ses sujets, disait-il.
Et c’était à lui, roi Très Chrétien, de se réformer, de réformer son royaume, afin que le Seigneur pardonnât et permît un jour qu’une nouvelle croisade, avec des hommes purifiés, en vienne à prendre enfin en sauvegarde l’héritage du Christ, la Terre sainte.
Louis voulut mieux connaître son royaume et il le parcourut en longues chevauchées pour que, de l’Artois au Languedoc, sur toutes les terres du domaine royal, dans toutes les villes, les ordonnances du roi s’appliquassent avec justice, et afin que ceux qui le représentaient se montrassent justes et dignes, honnêtes et probes.
Nous fûmes en pèlerinage à Chartres et à Tours pour obtenir la protection de la Sainte Vierge et de saint Martin. Nous apprîmes dans de nombreuses villes que, durant l’absence du roi, la « menue gent », foulons et tisserands, s’était ameutée, avait brisé et pillé les demeures des riches.
Avec la peur dans la voix, on parla au roi de ces pastoureaux qui avaient suivi le Maître de Hongrie, ce clerc défroqué devenu leur seigneur et prophète, et qui avaient parcouru tout le royaume de France et au-delà. On les avait subis en Normandie, en Anjou, en Bretagne, en Berry.
Ils avaient traqué les clercs et les Juifs, et, selon les frères franciscains qui rapportaient au roi ce qu’ils avaient enduré, ces pastoureaux voulaient détruire le clergé, supprimer les moines, s’attaquer aux chevaliers et aux nobles, préparer l’invasion du royaume par les païens.
On avait prétendu que le Maître de Hongrie était au service du sultan d’Égypte et autres émirs, tous des Infidèles.
Le roi écoutait, tressaillait, fermait les yeux à chaque fois qu’on évoquait les alliances qui se seraient nouées entre les émeutiers, cette plèbe barbare, et les Infidèles. Il fallait combattre et les uns et les autres, et, pour cela, se conduire dévotement envers Notre Seigneur et très justement envers Ses sujets.
Le roi écouta les clercs et les légistes. Il dicta un Établissement général pour ses sujets, valable par tout le royaume de France.
Sa voix, lorsqu’il lut le texte de cet Établissement, était forte. Mon suzerain semblait enfin s’être arraché à cette tristesse et à cette lassitude qui inquiétaient ceux qui l’approchaient et qui l’aimait.
Par cet Établissement, il voulait faire régner la Justice et donc combattre le péché, et obtenir par là l’aide de Dieu pour la future croisade, alors que Dieu s’était détourné parce que le roi et le royaume n’avaient point suivi avec assez de rigueur les préceptes des Évangiles.
Et moi, Denis Villeneuve de Thorenc, je devais aussi faire repentance et suivre mon roi dans sa pieuse démarche.
« Nous, disait-il, Louis par la grâce de Dieu, roi de France, établissons que tous nos baillis, vicomtes, prévôts et tous autres, en quelque affaire que ce soit ou en quelques offices qu’ils soient, fassent serment qu’ils feront droit à chacun sans exception de personne, aussi bien aux pauvres qu’aux riches, et à l’étranger qu’à l’homme du pays. »
Ces baillis et autres officiers royaux ne devaient accepter aucun cadeau, ils devaient renoncer au jeu de dés, à la fréquentation des bordels et des tavernes.
Les folles femmes et ribaudes communes qui faisaient commerce de leur chair seraient chassées des rues qui sont au coeur des bonnes villes, et renvoyées hors les murs, loin des églises et des cimetières, et ceux qui leur loueraient des maisons verraient le loyer d’une année confisqué.
Il fallait pourchasser les Juifs. Le roi dit à leur propos :