« Je ne permettrai pas qu’ils infectent mon royaume avec leur avarice et qu’ils oppriment les chrétiens avec leur usure en invoquant la sauvegarde de ma protection.
« Que les prélats surveillent donc la conduite des chrétiens, et moi, je ferai régler la conduite des Juifs : qu’ils renoncent à l’usure, sinon ils seront expulsés de mon royaume avec leurs sordides pratiques. »
J’écoutai le roi condamner les Juifs, les païens, les hérétiques, et puis tous les blasphémateurs qui prononçaient des paroles impies contre Dieu, la Vierge et les saints.
Ces blasphémateurs ne pouvaient être des chrétiens !
« Je voudrais, lança-t-il, être brûlé d’un fer chaud si, en le faisant, je pouvais être assuré que tous les vilains serments seraient extirpés de mon royaume… »
Ce n’étaient point là mots légers.
Un homme à Paris fut saisi pour avoir prononcé, juré vilainement contre le Seigneur et dit grand blasphème. Le roi décida de le faire marquer d’un fer rouge sur les lèvres pour qu’il eût toujours mémoire de son péché et que les autres hésitent à jurer de leur Créateur.
J’osai dire au roi, avec grande précaution de langage, que des hommes sages murmuraient contre lui, jugeant la sentence trop sévère, certains parlant même en l’occurrence de cruauté.
Le roi me répondit en citant l’Écriture :
« Vous serez bienheureux quand les hommes vous maudiront à cause de moi. »
On savait dans toute la Chrétienté qu’il était sage et juste, et l’on s’en remettait à lui comme à celui qui ne veut ni blesser, ni tirer avantage, même si l’une des parties n’était autre que son frère Charles d’Anjou.
Il rendit ainsi sentence juste à Péronne afin que cesse l’affrontement entre la Flandre et le Hainaut, entre Charles et Marguerite de Flandre.
Et lorsqu’il décida de marier sa fille aînée, Isabelle, avec le comte de Champagne, roi de Navarre, Thibaud V, il veilla à ce qu’un accord fût d’abord conclu entre le comte de Champagne et celui de Bretagne, ne voulant pas privilégier son futur gendre. Je l’entendis répéter à Joinville en le chargeant de faire reconnaître sa sentence :
« À aucun prix je ne ferai ce mariage jusqu’à tant que la paix soit faite, car je ne veux pas qu’on dise que je marie mes enfants en déshéritant mes barons. »
Alors on put, le 6 avril 1255, célébrer à Melun les noces, puis dresser de longues tables, des estrades pour les jongleurs et les musiciens à Provins où eurent lieu de grandes réjouissances.
Et notre roi y fut célébré comme le roi Très Chrétien, le plus grand et le plus juste.
Ce jour-là, il me sembla qu’il avait desserré ce licol de remords et de tristesse qui le serrait à la gorge depuis son retour de Terre sainte.
J’en fus heureux et en remerciai Dieu.
62.
J’avais cru le roi guéri de son accablement et de son remords. J’avais imaginé que la bonne figure qu’il présentait lors du mariage de sa fille Isabelle, ou encore, plus tard, lorsque fut conclu à Paris un traité de paix avec Henri III d’Angleterre, était signe qu’il ne traînait plus le souvenir de la croisade comme une chaîne de condamné.
Je l’avais vu saluer avec ce que je croyais être de la joie les quatre soeurs de Provence, Marguerite, Aliénor, Sanche et Béatrice, mariées l’une à lui-même, les autres respectivement à Henri III, à Richard de Cornouailles et à Charles d’Anjou.
Il remercia le Seigneur de cette réunion qui, des rois, devait faire des compagnons et non des rivaux.
L’entente s’était faite grâce à lui, Louis, qui abandonnait les droits et les biens qu’il tenait en Limousin, Périgord et Quercy. De son côté, Henri III prêtait hommage au roi de France et la Guyenne et la Gascogne devenaient parties du royaume.
Mais j’ai découvert que cette humeur du roi n’était que draperie tendue par devoir, par obligation royale, alors que persistait sa volonté de vivre chaque jour comme un moine mendiant.
J’appris qu’il avait songé à entrer en religion et qu’il n’y avait renoncé qu’à regret, cédant aux avis de la reine Marguerite ainsi que de Charles, son frère.
L’un de ses confesseurs, le dominicain Geoffroy de Beaulieu, me fit partager ses inquiétudes, sachant ma fidélité au roi : « Il va donc rester dans le siècle, me dit-il, avec encore moins d’amour pour le monde, mais encore plus de crainte de Dieu et de désir de bien faire. »
Le roi se vêtit modestement. Jamais plus il ne porta de vair ni de petit-gris, ni d’écarlate, ni d’étriers ou d’éperons dorés. Ses vêtements étaient de camelin et de pers ; la panne de ses couvertures et de ses habits était de daim, ou de jambe de lièvre, ou d’agneau.
Il était si sobre de sa bouche que jamais il ne commandait de plats autres que ceux que son cuisinier lui apprêtait. On les mettait devant lui et il les mangeait.
Il trempait son vin dans un gobelet de verre, mettant l’eau en proportion de sa force, et il tenait le gobelet à la main pendant que, derrière lui, on lui faisait le mélange.
Il faisait tous les jours manger ses pauvres et, après le repas, leur faisait distribuer de l’argent.
Quand les ménétriers des gentilshommes entraient, à la fin du repas, apportant leurs vielles, il attendait, pour entendre ses grâces, que le ménétrier eût achevé son couplet.
Alors il se levait et les prêtres, se tenant debout devant lui, disaient les grâces.
Et lorsque des gentilshommes venaient à sa table, il leur tenait bonne compagnie.
Car si Louis était humble, sache, mon fils, qu’il avait haute idée de ses devoirs et grand souci d’honorer sa lignée.
Je suivis un jour à ses côtés la procession qu’il conduisait jusqu’à l’abbaye de Saint-Denis. Il pria longtemps, puis parcourut, le visage grave, toute l’abbaye, s’arrêtant devant chaque sépulture.
Il s’entretint avec l’abbé, décida qu’il fallait ordonner les tombes de manière à ce que l’on comprît que les Capétiens étaient issus de deux lignées, mérovingienne et carolingienne. Les sépultures capétiennes devaient donc se trouver entre celles des deux lignées précédentes.
Il fit sculpter quatorze gisants royaux, car seuls devaient reposer à Saint-Denis les princes qui avaient reçu la dignité royale.
Apprends, Hugues, que le roi Louis appliqua cette règle à ses propres enfants décédés.
Il vit mourir plusieurs de ses descendants et, en janvier 1260, le fils aîné, l’héritier, disparaissait à son tour.
Louis s’était abîmé en prières.
Je l’avais déjà vu, en 1252, accablé par la mort de sa mère, s’isolant deux jours durant, au grand ébahissement de son entourage, à commencer par Joinville qui s’était étonné de ce « grand et outrageux deuil que vous en menez, vous qui êtes tenu pour un si grand prince ».
J’avais été meurtri par cette phrase de Joinville. Mais il n’eut pas à la répéter à l’occasion de la mort du fils aîné. Louis dit, après ses prières, qu’il fallait bénir le nom du Seigneur, qui était le souverain juge de chacun de nous.
Cette dévotion du roi, je la devinais chaque jour plus profonde. J’ai eu connaissance de deux lettres écrites de sa main qu’il adressa à son fils Philippe, lequel, à la suite de la mort de son aîné, Louis, devenait l’héritier de la dynastie.
« Je t’enseigne, écrit le roi, premièrement que tu aimes Dieu de tout ton coeur et de tout ton pouvoir, car, sans cela, personne ne peut rien valoir…
« Cher fils, je t’enseigne que tu aies le coeur compatissant envers les pauvres et envers tous ceux que tu considères comme souffrants ou de coeur ou de corps… Aime le Bien en autrui et hais le Mal.
« Cher fils, je t’enseigne que tu te défendes autant que tu pourras d’avoir guerre avec un chrétien…