« Cher fils, s’il advient que tu deviennes roi…, sois si juste que tu ne t’écartes de la justice. Et s’il advient qu’il y ait querelle entre un pauvre et un riche, soutiens de préférence le pauvre contre le riche, jusqu’à ce que tu saches la vérité, et, quand tu la connaîtras, fais justice…
« Et s’il advient que tu aies querelle contre quelqu’un d’autre, soutiens la querelle de ton adversaire devant ton conseil… »
Cette volonté d’être juste, je la vis, en ces années, mise en oeuvre par le roi.
Les princes chrétiens comme ses sujets ne doutaient pas de son sens de la justice.
Le roi d’Angleterre, en conflit avec ses barons, choisit Louis comme arbitre. Et le roi de France rendit sa « mise » – en faveur d’Henri III – à Amiens, le 23 janvier 1264.
Il est arbitre encore dans la querelle qui oppose entre eux les clercs de l’université de Paris, les uns rangés derrière les Franciscains et les Dominicains – Bonaventure, Thomas d’Aquin –, les autres soutenant les frères des Ordres mendiants. C’est la querelle entre les réguliers, plus riches, et les séculiers, démunis.
Louis autorise son chapelain, Robert de Sorbon, à créer un collège destiné à accueillir seize pauvres bacheliers ès arts, afin qu’ils puissent préparer dans des conditions égales à celles des réguliers leur doctorat de théologie.
Il avait écrit dans sa lettre à son fils Philippe :
« Cher fils, je t’enseigne à apaiser les luttes entre les hommes, car c’est une chose qui plaît beaucoup à Notre Seigneur. Et saint Martin nous a donné un très grand exemple, car au moment où il savait par Notre Seigneur qu’il devait mourir, il est allé faire la paix entre les clercs de son archevêché, et il lui a semblé, en le faisant, qu’il mettait bonne fin à sa vie… »
Et le roi de conclure :
« Cher fils, je te donne toute ma bénédiction qu’un père peut et doit donner à son fils, et je prie Notre Seigneur Jésus-Christ que par Sa grande miséricorde…, après cette mortelle vie, nous puissions venir à Lui pour la Vie éternelle, là où nous puissions Le voir, aimer et louer sans fin. Amen. »
Il écrivit une lettre « à ma chère et bien-aimée fille Isabelle, reine de Navarre, salut et amitié de père » :
« Chère fille, parce que je crois que vous retiendrez plus volontiers de moi, parce que vous m’aimez, que vous ne feriez de plusieurs autres, j’ai pensé que je vous ferais quelques enseignements écrits de ma main… »
C’est la même voix, les mêmes mots que ceux adressés à Philippe :
« Ayez le coeur pitoyable envers toutes gens que vous saurez qui aient malheur ou de coeur ou de corps, et secourez-les… »
Mais il ajoute :
« Obéissez humblement à votre mari… Il me semble qu’il est bon que vous n’ayez pas trop grand surcroît de robes à la fois ni de joyaux… Prenez garde que vous n’alliez pas à l’extrême dans vos atours, et inclinez-vous toujours vers le moins plutôt que vers le plus… »
Ce roi si bienveillant, si mesuré, j’ai vu son regard flamboyer de colère et ai entendu sa voix fustiger ceux qui oubliaient la mesure et la modestie, négligeaient leur âme au profit de la chair, ou, pis encore, ne respectaient pas la justice.
Il s’indigna ainsi d’apprendre que trois jeunes gentilshommes flamands installés à l’abbaye Saint-Nicolas-des-Bois, près de Laon, ayant sans le savoir chassé sur les terres du seigneur Enguerrand de Coucy, avaient été pris et, sans procès, pendus.
Louis fit aussitôt arrêter le sire de Coucy dans son château, à la grande indignation des barons.
Le roi refusa l’application de ce privilège qu’était la loi de bataille, ce duel judiciaire entre deux chevaliers armés de pied en cap. C’était un procès et non un tournoi qui devait régler la dispute.
« La bataille ne nous aide pas à déterminer la justice d’une cause. Il faut l’enquête », dit-il.
Il maintint enfermé le sire de Coucy et obtint sa condamnation.
Je sais, la peine était légère : dix mille livres d’amende et serment de passer trois ans en Terre sainte où Enguerrand de Coucy ne se rendit d’ailleurs jamais.
Mais ne te méprends pas, Hugues, le roi dut affronter en la circonstance la plupart de ses barons, cependant il ne céda pas. Il était impitoyable avec lui-même, ce qui l’autorisait à se montrer aussi sévère envers les autres. Et quand il fustigeait, il se faisait accompagner par son confesseur, Geoffroy de Beaulieu, qui jugerait ensuite si le roi n’avait pas manqué à la charité.
J’ai vu une femme trembler et pâlir quand le roi s’est adressé à elle.
Il parlait sans courroux, mais avec rudesse.
Écoute bien, Hugues de Thorenc, et imagine ce que cette dame ressentit en entendant le souverain :
« Madame, je voudrais vous rappeler une chose utile pour votre salut. On dit que vous étiez autrefois une belle dame, mais ce temps-là est révolu, comme vous le savez. Vous pouvez donc comprendre que cette beauté-là est vaine et inutile qui passe vite, comme une fleur se fane immédiatement et ne dure pas. Et vous ne pourrez jamais restaurer cette beauté, quels que soient les traitements et les soins que vous employiez. Il vous convient donc d’acquérir cette autre beauté, celle de l’âme, et non pas celle du corps, par laquelle vous pourrez plaire à notre Créateur et compenser pour votre négligence à cet acte dans le passé. »
Tel était le roi, rendant parfois la justice sous l’un des chênes de son château de Vincennes, innocentant un clerc accusé d’avoir tué trois sergents royaux qui avaient voulu le dépouiller.
Mais, malgré les interventions de la reine, de grandes dames, de dominicains et de franciscains, refusant de faire grâce de la vie à une dame qui avait tué son mari. Et n’accordant même pas qu’elle fût pendue loin des siens, afin de préserver leur honneur.
La justice du roi passait sans égard pour le rang des coupables.
Il se voulait irréprochable devant Dieu et agissait pour que tous ses sujets le fussent.
Sa vie, depuis son retour de croisade, était pour lui comme un long pèlerinage préparant un autre départ pour la Terre sainte.
Il reprend la croix le 25 mars 1267 devant les grands seigneurs du royaume. Il a alors cinquante-trois ans.
Je connaissais la grande faiblesse où était son corps, car il ne pouvait plus supporter ni d’aller en char, ni de chevaucher.
Et pourtant, faible comme il était, j’étais sûr que, s’il fût demeuré en France, il eût pu vivre assez et faire encore beaucoup de bien et de bonnes oeuvres.
Bien des seigneurs étaient hostiles à son départ.
Et Joinville me confie, me reprochant de ne pas m’être opposé à la volonté du roi mais d’être prêt à le suivre :
« Ils font un péché mortel, tous ceux qui lui conseillent le voyage, parce qu’au point où il est en France, tout le royaume est en bonne paix au-dedans et avec tous ses voisins… »
Mais comment moi, Denis de Thorenc, fidèle vassal du roi, son humble jumeau devant Dieu, aurais-je pu ne pas être à ses côtés au moment où il entreprenait l’action la plus importante de sa vie ? Car la Terre sainte était bien son but ultime.
Joinville, lui, se refusa à suivre le roi.
« Si, dit-il, je mets mon corps en l’aventure du pèlerinage de la Croix, là où je vois tout clair que ce serait pour le mal et dommage de mes gens, j’en courroucerais Dieu qui m’offrit ce corps pour sauver mon peuple. »
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Après le refus de Joinville et celui d’autres seigneurs de se croiser, j’ai vu le roi blessé.
Mais, dit-il, chacun sera jugé par Dieu à sa juste mesure, et, pour sa part, rien ne pouvait le détourner de son engagement.
J’ai parcouru la France à ses côtés de ville en ville, d’une abbaye à l’autre, de la Flandre à l’Auvergne.