Trois années s’écoulèrent ainsi à rassembler hommes et argent, à faire construire les navires qui transporteraient sergents, chevaliers, chevaux, provisions.
Le roi décida de s’adresser aux Génois, mais surtout d’être le maître des navires, de créer une flotte royale sur laquelle, à Aigues-Mortes, comme en 1248, les croisés embarqueraient.
Dans tout le royaume, c’était la Disputation du croisé et du décroisé, ainsi que l’avait écrit Rutebeuf.
Je me souviens encore de ce chant et de la Complainte d’Outre-mer :
Ha, Roi de France ! Roi de France !
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Or convient que vous y alliez…
Et, s’adressant aux chevaliers, Rutebeuf ajoutait :
Laisse donc les clercs et prélats
Et regarde le Roi de France
Qui peut conquérir Paradis
Veut mettre son corps en péril
Et ses enfants à Dieu prêter…
Le roi partait en compagnie de trois de ses fils, Philippe, Jean et Pierre.
Le 5 juin 1267, jour de la Pentecôte, il y eut l’adoubement de Philippe, héritier de la dynastie, en même temps que celui de nombreux jeunes écuyers.
J’assistai à cette grande fête dans les jardins du palais royal de la Cité, à Paris.
Le légat, Simon de Brie, désigné par le pape Clément IV, prêcha ce jour-là, pour que les chevaliers choisissent le service de Dieu en se croisant.
Puis le roi s’adressa à ses barons pour les exhorter à nouveau à se joindre à la croisade.
Le roi commença à dicter son testament, à choisir ceux qui, durant son absence, gouverneraient le royaume. La reine Marguerite ne suivrait pas le roi comme elle l’avait fait lors de la première croisade ; mais elle ne règnerait pas en ses lieu et place. Il laissait le pouvoir à Matthieu de Vendôme, abbé de Saint-Denis, et à Simon de Nesle, l’un des plus grands seigneurs du Vermandois.
Louis serait accompagné de son frère Alphonse de Poitiers, qui était présent à ses côtés ce 14 mars 1270 quand il se rendit à Saint-Denis pour recevoir le bourdon de pèlerin et prendre l’oriflamme déposée sur l’autel.
Je tremblai d’émotion en me souvenant que cette oriflamme avait été portée par le roi, par ses vassaux, Geoffroy de Sergines et Jean de Beaumont, lorsque nous avions, en 1249, débarqué sur la terre d’Égypte.
L’armée royale repartait donc en croisade.
Le 15 mars 1270, Louis se rendit pieds nus, au milieu d’une grande affluence de peuple, du palais de la Cité à Notre-Dame.
J’étais agenouillé derrière lui, dans la grande nef, et nous entendîmes la messe.
Puis le roi se rendit au château de Vincennes où il fit ses adieux à la reine Marguerite.
Alors commença la chevauchée du roi, de ses trois fils, Philippe, Jean et Pierre, et de ses chevaliers vers Aigues-Mortes. C’était le chemin que nous avions déjà emprunté et je retrouvai les oeuvres de pierre, les voûtes en ogives, les clochers clamant la piété et la foi à Sens, Vézelay, Cluny.
C’était, chaque fois, messe et communion en l’honneur de Dieu. Mais quand nous arrivâmes à Aigues-Mortes où avaient déjà conflué des milliers d’hommes en armes, les bateaux manquaient.
Et nous apprîmes que le pape Clément IV étant mort, le conclave des cardinaux n’avait pas encore choisi son successeur. L’Église était sans souverain au moment où commençait la croisade.
J’y vis un mauvais présage.
Comme le fut aussi la prolongation de notre attente à Aigues-Mortes.
L’armée de la croisade comptait une dizaine de milliers d’hommes d’armes.
Ils s’étaient répandus dans la ville et ses environs. Les Catalans et les Provençaux se battaient contre les Français. Chaque jour on relevait une dizaine de morts.
Était-ce cela l’esprit de croisade, cette fraternité censée unir tous les chrétiens ?
Il fallut punir, pendre ceux qui poussaient à la guerre entre croisés des différentes nations.
Le 1er juillet 1270, le roi Louis IX de France embarqua sur la nef Montjoie.
J’étais près de lui, à la proue, quand, le 2 juillet, on hissa enfin les voiles.
64.
Le roi est mort à Carthage, en terre infidèle de Tunisie, le lundi 25 août 1270 vers trois heures.
La mort était notre compagne depuis que nous avions quitté Aigues-Mortes et vu disparaître les côtes du royaume. La tempête dispersa aussitôt notre flotte, et quand nous nous amarrâmes dans le port de Cagliari, en Sardaigne, nous avions déjà perdu une dizaine d’hommes et dûmes débarquer et abandonner une centaine de malades.
Le roi avait fait célébrer quatre messes durant notre traversée d’Aigues-Mortes à Cagliari : en l’honneur de la Vierge, des Anges, du Saint-Esprit et des Morts.
Je l’ai observé lors de cette dernière messe : il avait le visage d’un homme résolu que rien ne fera reculer, mais qui sait qu’il marche à la mort.
J’ai d’ailleurs su ce qu’il avait confié peu après à ses trois fils, paroles saintes, mais musique funèbre :
« Vous voyez, leur avait-il dit, comme, déjà vieux, j’entreprends pour la seconde fois le voyage outre-mer, comment je laisse votre mère, avancée en âge, et mon royaume, que nous tenons en paix et tranquillité et tout comblé d’honneur et de prospérité.
« Voyez-vous comment, pour la cause du Christ et de l’Église, je n’épargne pas ma vieillesse et comment j’ai résisté aux prières de votre mère de ne pas partir.
« Au nom du Christ, je renonce à tout : richesses et honneurs pour m’exposer à tout, corps et âme.
« Je vous emmène avec moi, vous, mes chers enfants, ainsi que votre soeur aînée, et j’aurais emmené mon quatrième fils s’il avait été plus avancé en âge… »
Il s’est alors tourné vers Philippe, l’héritier du trône :
« J’ai voulu que vous entendiez ces choses afin qu’après ma mort, et lorsque vous serez monté sur le trône, vous n’épargniez rien – ni femme, ni enfants, ni même votre royaume – pour le Christ, pour l’Église et pour la foi catholique.
« J’ai voulu vous donner, à vous et à vos frères, ce dernier exemple, et si les circonstances le demandent jamais, j’espère que vous le suivrez. »
J’ai pensé que c’était là paroles d’un saint homme qui marche sans trembler au martyre.
Son destin était écrit et je n’ai pas contesté, comme tant de barons, la décision de Louis de débarquer en Tunisie, ce royaume infidèle dont on disait que l’émir voulait se convertir alors que dans le même temps il fournissait des guerriers à l’Égypte afin qu’elle s’opposât aux chrétiens.
Nous nous dirigeâmes donc vers Tunis ; nous débarquâmes le 18 juillet 1270 sur une langue de terre qui fermait le port. Puis, le 24 juillet, nous installâmes notre camp dans la petite ville fortifiée de Carthage.
Nous brûlâmes de chaleur sous les tentes, dans l’air immobile, porteur des fièvres, des maladies de ventre, et tout aussitôt la mort commença à faucher parmi nous.
Les uns tombaient sous les coups des Infidèles qui nous harcelaient, les autres mouraient de ces flux de ventre qui laissaient les corps exsangues.
On essaie de cacher au roi la mort de Jean-Tristan, ce fils né à Damiette et qui disparaissait à Carthage, né lors d’une croisade, mort dans une autre.
Je vis le roi plié par la douleur comme si ses entrailles venaient d’être percées.
Mais il dit seulement :
« Notre Seigneur me l’a donné, et c’est Lui aussi qui me l’a repris, et puisqu’Il a agi comme bon lui semblait, que le nom de Notre Seigneur soit béni ! »