Le fils du roi était l’un des premiers à succomber, mais d’autres, chaque jour plus nombreux, furent emportés.
Et le roi s’alita, incapable même de se prosterner durant la messe tant il était affaibli.
Je suis souvent resté à côté de lui sous sa tente.
Je priais, j’écoutais son murmure.
Il disait qu’il désirait ardemment le salut pour l’âme du sultan de Tunis :
« Je voudrais passer le reste de ma vie dans une prison sarrasine, sans même voir la lumière du jour, pourvu que le sultan, avec son peuple, en toute sincérité, reçoive le baptême. Ah, Dieu, si seulement je pouvais être le parrain d’un si grand filleul ! »
Et alors que sa voix s’effaçait, il ajoutait, arrachant les mots à sa poitrine :
« Pour l’amour de Dieu, étudions comment la foi chrétienne pourra être prêchée à Tunis, et qui seront les gens que l’on devrait envoyer prêcher. »
Souvent il m’interrogeait pour savoir si son frère, Charles d’Anjou, roi de Sicile, approchait, avec sa flotte et son armée, des côtes de Tunisie.
Puis il sombrait dans le silence et l’on voyait, au mouvement de ses lèvres, qu’il priait.
Il avait fait placer une grande croix devant son lit et devant ses yeux. Il la regardait souvent et l’adorait, mains jointes, et se la faisait porter chaque jour, même le matin, quand il était à jeun, pour la baiser avec grande déférence et grande dévotion.
Il répétait souvent Pater Noster, Miserere mei Deus et Credo in deum. Il appelait les saints à l’aider et à le secourir.
Ainsi saint Jacques : « Dieu, soyez gardien et protecteur de votre peuple », murmurait-il.
Ainsi saint Denis de France : « Sire Dieu, aidez-nous à mépriser la prospérité de ce monde, et faites que nous ne redoutions aucune adversité. »
Le dimanche 24 août, après que le roi eut reçu l’extrême-onction, se fut confessé à Geoffroy de Beaulieu et eut communié, il demanda à ce qu’on le couchât sur un lit de cendres.
J’ai pleuré devant cet homme saint qui faisait pénitence et que la vie quittait.
Il murmura :
« Ô Jérusalem, ô Jérusalem, beau Sire Dieu, ayez pitié de ce peuple qui demeure ici et donnez-lui Votre paix. Qu’il ne tombe pas en la main de ses ennemis et qu’il ne soit pas contraint de renier Votre Saint Nom. »
Plus bas encore, ce n’était plus qu’un souffle à peine distinct, il ajouta :
« Père, je remets mon âme entre Vos mains. »
Et Thibaud de Champagne, son gendre, l’entendit répéter les versets d’un psaume :
« J’entrerai dans Ta demeure, j’adorerai dans Ton saint Temple. »
On était le lundi 25 août 1270, vers les trois heures.
65.
« Nous pouvons témoigner que jamais, en toute notre vie, nous n’avons vu fin si sainte et si dévote chez un homme du siècle ni chez un homme de religion. »
Ainsi parlait mon père Denis Villeneuve de Thorenc en me rapportant les propos de Thibaud de Champagne qui évoquait l’agonie et la mort du roi Louis IX, son beau-père.
J’écoutais mon père en cet été 1271, essayant d’inscrire chacun des mots qu’il prononçait, chacune des expressions de son visage dans ma mémoire, car je savais – comme lui-même savait – qu’il allait mourir.
Il avait accompagné les reliques du roi depuis Carthage jusqu’à l’abbaye de Saint-Denis où on les avait ensevelies le 22 mai 1271, neuf mois après la mort du roi.
Depuis lors, il m’avait raconté ce qu’il avait vécu aux côtés de celui qui allait être canonisé en 1297, mais, pour lui, bien qu’il utilisât rarement le mot, Louis était déjà de son vivant un saint : Saint Louis, roi de France.
Il ne m’avait rien caché des jours qui avaient suivi la mort du roi.
Charles d’Anjou, roi de Sicile, était arrivé à Carthage au lendemain du trépas de Louis IX, son frère.
Il s’était agenouillé, en larmes, devant la dépouille du roi de France, mais les circonstances ne se prêtaient ni au deuil, ni aux sanglots.
Le fils de Louis, Philippe, malade lui aussi, se rétablissait et avait été reconnu roi. Il avait été décidé que Philippe III devait rentrer au plus vite avec son épouse Isabelle d’Aragon, devenue reine de France.
Puis il fallait songer au transport du corps du roi.
Les entrailles et les chairs de Louis IX seraient données à Charles d’Anjou et placées dans la cathédrale de Monreale, en Sicile.
Les os et le coeur seraient ensevelis en l’abbaye de Saint-Denis.
Hugues Villeneuve de Thorenc, mon fils, tu dois savoir : les serviteurs du roi, ceux qui le côtoyaient, l’aimaient, durent démembrer son corps et firent longuement bouillir chaque partie dans de l’eau mélangée de vin.
Et les os en devinrent blanchis, tout nets de chair.
Là-dessus, mon père s’est tu longuement, et j’ai partagé son émotion, puis, d’une voix dont la tristesse m’oppressait, il reprit son récit, me décrivant le départ de l’armée des croisés de Carthage, le 11 novembre 1270, après qu’un accord eut été conclu entre Charles d’Anjou, roi de Sicile, et le sultan de Tunis.
Et il me dit comment, dans le port de Trapani, en Sicile, au cours de la nuit du 15 au 16 novembre, une effroyable tempête se déchaîna. Quarante navires sombrèrent, dont dix-huit grosses naves.
L’une d’elles avait à son bord un millier de personnes.
« Ce fut l’armée des cercueils qui parcourut l’Italie », dit mon père.
Il y avait ceux qui contenaient les reliques du roi Louis et de son fils Jean-Tristan.
Il y eut bientôt celui de Thibaud de Champagne, gendre de Louis IX, mort durant la chevauchée, tout comme Alphonse, le frère du roi, et son épouse Jeanne.
Il y eut celui de la reine de France, Isabelle d’Aragon, épouse de Philippe, morte en faisant une chute de cheval. Et mort, l’enfant qu’elle portait.
Et cheminaient avec nous, dans notre mémoire, tous ceux qui avaient péri : le légat, les comtes d’Eu, de la Marche, le sire de Montmorency, tant d’autres seigneurs et chevaliers. Et tous les hommes d’armes tombés dans les combats ou qui avaient succombé à la maladie.
Tous ces compagnons, grands ou modestes, puissants ou humbles, nous en portâmes le souvenir tout au long de cette route qui, par Rome, Florence, Milan, le Mont-Cenis, Troyes, nous conduisit à Paris le 21 mai 1271.
On plaça le cercueil du roi devant l’autel de Notre-Dame.
Le lendemain 22 mai, les funérailles furent célébrées à l’abbaye de Saint-Denis.
Mon père se tut.
Il vécut – survécut – jusqu’au 8 septembre 1271, silencieux, les yeux grands ouverts, comme s’il voyait devant lui défiler toute sa vie parcourue dans les pas de Saint Louis.
Moi, Hugues Villeneuve de Thorenc, son fils, j’avais alors quinze ans.
C’était à moi de continuer la lignée des Villeneuve de Thorenc et de transmettre à mon tour la mémoire qu’ils m’avaient léguée.
Chevalier et chroniqueur, il me revenait de dire l’histoire de Philippe IV le Bel, l’Énigmatique, grand roi capétien, dont j’avais été à mon tour le fidèle vassal.
LIVRE III
(1270-1314)
Philippe le Bel, l’Énigmatique
première partie
(1271-1285)
« J’ai entendu dire qu’un saint homme savait que le Roi était coupable du péché contre nature… et que s’il ne se repentait pas, un de ses enfants mourrait dans les six mois. »
Le légat
au roi Philippe III le Hardi, en 1278.