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66.

Moi, Hugues Villeneuve de Thorenc, j’écris cette chronique en l’an de grâce 1322.

Mon père, Denis Villeneuve de Thorenc, est mort il y a cinquante et une années, le 8 septembre 1271.

J’étais alors un écuyer d’à peine quinze ans.

J’avais le coeur percé d’une douleur si brûlante que je souhaitais que la mort m’entraîne.

Elle avait emporté deux hommes que je révérais : mon père et Louis IX, roi de France, mort en terre infidèle le 25 août 1270.

Mon père avait accompagné les reliques du roi, de Tunis jusqu’à l’abbaye de Saint-Denis où avaient eu lieu les funérailles, le 22 mai 1271.

Il me semblait qu’il était impossible de survivre à mon géniteur et au roi de France qui n’était pas encore reconnu, selon les canons de l’Église, comme Saint Louis. Mais, après avoir écouté le récit de sa vie tel que mon père me l’avait conté jusqu’à son dernier souffle, je ne doutais pas que Louis IX, homme juste et pieux, prendrait sa place auprès de Notre Seigneur, parmi les saints.

Pourquoi aurais-je voulu continuer à vivre alors que le monde me semblait vide ?

J’ai prié pour que Dieu m’appelle à Lui.

Puis j’ai appris qu’un moine de l’abbaye de Saint-Denis, le frère Primat, avait reçu mission de Saint Louis d’écrire l’histoire de la lignée capétienne.

Primat avait voulu me rencontrer afin que je lui répète les paroles de mon père.

Il avait lu et étudié les chroniques écrites par les abbés de Saint-Denis, ainsi celle de Suger qui avait composé une Vie de Louis VI, mort en 1137. Un moine de l’abbaye, Rigord, avait écrit une Vie de Philippe Auguste, le Conquérant. Quant à frère Primat, il voulait rédiger la chronique de Louis VIII et Louis IX. Le témoignage de mon père lui paraissait précieux. Il intitulerait son oeuvre Le Roman des Rois.

« Ne meurent et ne vont en enfer que ceux dont on ne se souvient plus. L’oubli est la ruse du Diable », me dit-il.

Ces mots ont germé en moi.

J’avais devoir de rassembler ce que mes aïeux, depuis qu’ils servaient les rois capétiens, en avaient écrit.

J’étais honteux d’avoir oublié ce devoir que mon père m’avait confié.

Et j’ai fait repentance, implorant le Seigneur de me pardonner d’avoir été tenté par la mort.

Je devais vivre et un jour viendrait où, moi aussi, j’écrirais Le Roman des Rois.

Si Dieu me prêtait vie, je prendrais la suite de mes aïeux, de mon père.

Ce moment est venu. Dieu s’est montré généreux envers moi. Je suis vieux de soixante-six années.

J’ai été enfant et jeune écuyer durant le règne de Saint Louis.

J’ai été adoubé chevalier par son fils, Philippe III le Hardi, qui, ayant connu mon père durant la croisade, m’a gardé auprès de lui.

Quand Philippe III le Hardi est mort, le 5 octobre 1285, son fils Philippe IV le Bel, que j’ai nommé l’Énigmatique, m’a choisi pour être l’un de ses conseillers.

Lorsqu’il est mort à son tour, le 29 janvier 1314, j’avais déjà vécu cinquante-huit années.

J’ai vu régner les trois fils de Philippe le Bel : Louis X le Hutin, Philippe V le Long, Charles IV le Bel.

Ce dernier est roi de France depuis le 3 janvier 1322, jour de la mort de Philippe V le Long, son frère.

Mais je m’étais alors déjà retiré dans mon fief. Je vis seul dans le château des Villeneuve de Thorenc construit par mon aïeul, Martin de Thorenc.

Je suis un vieil homme qui sait que la mort le guette et ce sont les mots que je trace qui, comme une herse abaissée, la tiennent à distance.

Je ne la lèverai pas tant que je n’aurai pas écrit la vie de celui qui fut le fils de Philippe III le Hardi, qui avait pour grand-père Saint Louis et pour arrière-grand-père Philippe Auguste.

Ces trois grands rois capétiens – Philippe Auguste, Saint Louis, Philippe IV le Bel –, je les vois comme les arcs-boutants de cette cathédrale qu’est le royaume de France.

67.

Ce royaume, j’ai prêté serment de le défendre.

J’étais agenouillé devant mon suzerain, Philippe III le Hardi, fils de Louis IX qui serait, un jour de 1297, enfin, proclamé Saint Louis.

J’avais baissé la tête quand il avait posé la lame de son glaive sur mes épaules et avait dit :

« Hugues, fils de Denis Villeneuve de Thorenc, te voilà chevalier par la grâce de Dieu et la main de ton roi ! »

C’était un mois jour pour jour après la mort de mon père, le 8 octobre de l’an 1271.

Cet adoubement me liait pour toujours à Philippe III le Hardi. J’étais uni à lui corps et âme.

Et il m’a donné l’accolade lorsque je me suis redressé :

– Va, Hugues Villeneuve de Thorenc, m’a-t-il dit, chevauche et combat comme un chevalier vassal de Notre Seigneur Jésus-Christ et du roi de France qu’Il a sacré. Va, pour notre plus grande gloire !

Je n’ai plus quitté le roi.

C’était un homme vigoureux, capable de terrasser un sanglier blessé, de chasser de l’aube à la nuit dans les forêts d’Île-de-France, avec l’allant de l’homme jeune qu’il était. En 1270, au moment où, dans la chaleur moite de Carthage, ce 25 août, il succéda à Louis IX, il avait à peine vingt-cinq ans.

Il n’avait pas été élevé pour être roi et ce n’est qu’à la mort, en 1260, de son frère aîné, Louis, qu’il était devenu l’héritier du trône et que son père lui avait enseigné ce que peut et doit être et faire un roi de France.

Mais la mort de Louis IX le laissait démuni, écrasé par la charge, soumis à l’autorité de son oncle, Charles d’Anjou, roi de Sicile, de sa mère, Marguerite de Provence, et, un temps bref, de son épouse, Isabelle d’Aragon, morte durant la chevauchée funèbre qui ramenait en France les reliques de Louis IX et de son fils Jean-Tristan.

La mort avait ainsi frôlé le jeune roi de sa grande aile noire et l’avait griffé de la pointe de sa faux.

Et à observer Philippe III le Hardi, je sus que cet homme jeune, au visage massif, imberbe, était un homme que la vie effrayait.

Et alors qu’il était mon aîné de dix ans, je me sentais, quand j’étais agenouillé près de lui, lors des trois messes qu’il suivait chaque jour, plus serein et plus déterminé que lui.

Il était pieux, suivant en cela l’exemple de son père, mais c’était davantage par effroi que par volonté de servir Notre Seigneur.

Manière aussi pour lui de fuir la solitude, car son veuvage lui pesait, et je ne fus pas surpris quand, en août 1274, il épousa Marie de Brabant.

La jeune reine aimait les voiles de tulle, les dentelles, la soie, l’or et l’argent. Elle était si belle qu’on rougissait rien qu’à la regarder.

J’étais convié aux fêtes qu’elle donnait, où se pressaient les grands seigneurs du royaume et ceux qui venaient du Brabant et des terres d’Empire.

Il y avait là Robert II d’Artois, le fils de feu le comte d’Artois, frère de Saint Louis. Charles d’Anjou, roi de Sicile, y faisait sa cour à la jeune reine et prodiguait d’une voix forte ses conseils à Philippe III le Hardi, son neveu. Il avait l’autorité d’être le seul frère survivant de Saint Louis. Les comtes de Dreux, de Soissons, de Saint-Pol, seigneurs français, affrontaient en tournoi de chevalerie les ducs de Brabant, de Bourgogne, de Gueldre, de Hollande, de Luxembourg, pour le plus grand plaisir de la reine Marie de Brabant.

Parfois passait, hautaine, distante, méprisante même, la reine mère Marguerite de Provence, qui détestait Charles d’Anjou, entendait garder son influence sur le roi et s’opposait ainsi à la reine Marie et à ses Brabançons.

Quant au roi, il hésitait, cédant à l’une et à l’autre reine, laissant l’abbé de Saint-Denis, Matthieu de Vendôme, qui avait été serviteur de Saint Louis, régler une partie des « besognes du royaume », mais en abandonnant le plus grand nombre à un favori, Pierre de la Broce, chirurgien de Saint Louis, que le défunt roi avait élevé à la dignité de chambellan.