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Ce Pierre de la Broce, ce Tourangeau avide, s’empara de l’esprit du roi et obtint de lui donations, faveurs et privilèges.

Naguère, j’avais, jeune écuyer, été souvent conduit par mon père dans le palais royal de Saint Louis.

Je ne reconnaissais plus la cour du roi de France dans ce grouillement d’intrigues et de coteries qui se nouaient autour de Philippe III le Hardi.

Il avait trois fils de son premier lit, partagé avec Isabelle d’Aragon : Louis, Philippe et Charles de Valois, et bientôt il eut trois enfants de la reine Marie de Brabant : Louis d’Évreux, Marguerite et Blanche.

Ce fut la guerre entre ces deux coteries, ces deux familles. Lorsque, en 1276, l’aîné des fils du roi, Louis, mourut, la rumeur se répandit que la reine Marie de Brabant avait fait empoisonner l’héritier de Philippe III.

C’est l’évêque de Bayeux, Pierre de Benais, frère de Pierre de la Broce, qui rapporta au roi l’accusation et dit :

« Sire, le bruit court que Madame la reine la jeune, et les femmes de sa maison, qu’elle amena de son pays le Brabant, ont empoisonné Monseigneur Louis. On craint qu’elles en fassent autant aux autres enfants que le roi a de sa première femme. Le peuple de Paris est si ému contre la reine et ses femmes qu’elles n’oseraient aller du Louvre à Notre-Dame de peur d’être lapidées ! »

Le bruit courait aussi que le roi Philippe III était « entaché du péché contre nature ».

Et le comte Robert d’Artois, envoyé à la cour de Castille, rapporta qu’un traître y faisait connaître les « secrets du roi de France ».

Je restais fidèle vassal du roi, mais je souffrais de cette puanteur d’eau croupie qui se répandait dans les palais de Philippe III le Hardi.

On m’apprit qu’un moine avait apporté au roi, qui était à Melun, une boîte contenant des lettres scellées du sceau de Pierre de la Broce.

Je ne sais ce que ces lettres révélaient. Mais le roi et ses barons quittèrent en hâte Melun, se rendirent à Paris, puis à Vincennes. On y arrêta Pierre de la Broce. On l’enferma dans l’une des tours du château et, sans qu’il lui fût accordé de se défendre, les ducs de Bourgogne et de Brabant, le comte d’Artois et bien d’autres le conduisirent au gibet de Montfaucon.

J’étais de cette troupe, regardant les visages creusés par la haine.

Il suffit de quelques gestes pour que Pierre de la Broce, favori du roi, fût, en ce mois de juin 1278, pendu haut et court.

J’ai longuement fixé ce corps accroché au gibet de Montfaucon et que les oiseaux commençaient à lacérer dans un grand battement d’ailes.

J’ai tremblé non d’effroi, mais de surprise et d’accablement. J’écoutais les complaintes qui se chantaient au coin des rues, certaines accusant Pierre de la Broce d’avoir trahi son roi, empoisonné l’héritier du trône, Louis, et accusé de ce crime la reine Marie de Brabant.

Mais d’autres jugeaient que la pendaison s’était faite contre la volonté du roi.

Et d’autres encore disaient prudemment :

« La raison pour quoi Pierre de la Broce fut pris, lui si puissant, devenu pâture pour oiseaux de charogne, je l’ignore, et il ne m’appartient pas d’en parler. »

Moi aussi je me suis tu.

Mais j’ai appris, au pied du gibet de Montfaucon, que prêter serment d’allégeance à un roi qui n’était pas un saint homme, comme l’avait été Louis IX, c’était aussi se condamner au silence et à la cécité.

J’avais la langue et les yeux morts.

68.

Heureusement, je m’éloignai du gibet de Montfaucon.

Je reprenais vie en chevauchant aux côtés du roi Philippe III le Hardi, oubliant les intrigues et les haines qui déchiraient son entourage.

Je n’avais pour toute ambition que de servir mon suzerain, le heaume visière baissée, le glaive levé.

Nous avons gagné le Languedoc, mis le siège devant le château de Foix où le comte Roger Bernard s’était réfugié après avoir guerroyé contre les vassaux du roi de France. Philippe III le Hardi voulait montrer à tous les seigneurs du royaume qu’il protégeait les siens et empêchait les « guerres privées ».

Quand le comte de Foix se rendit, le 5 juin 1272, je fus de ceux qui l’accompagnèrent jusqu’à son cachot.

Mon âme était sans remords, car Philippe III se plaçait dans les pas de son père Louis IX, faisant exécuter les clauses des traités, ne reprenant dans les héritages que ce qui lui était dû.

Lorsque l’oncle de Philippe III, Alphonse de Poitiers, et son épouse moururent, le Poitou entra ainsi dans le domaine royal, mais le roi remit au pape Avignon et le Comtat Venaissin que Louis IX avait promis au souverain pontife.

C’était loyauté et c’était l’intérêt du roi de France que d’être le Très Chrétien roi d’Occident, celui qui accueillit le pape Grégoire X à Lyon, ville impériale, où Philippe III envoya une garnison.

J’étais de ces chevaliers français qui protégèrent le concile réuni autour de Grégoire X. Il y avait là cinq cents évêques, soixante abbés mitrés, et plus de mille autres prélats, rassemblés en présence des ambassadeurs de tous les rois d’Europe.

Je restai à Lyon de mai à juillet 1274. Les envoyés des chrétiens grecs y abjurèrent le schisme d’Orient, et je crus que l’unité du monde chrétien était ainsi reconstituée.

Le concile unanime proclama que la croisade générale était décidée.

Je n’étais qu’un jeune chevalier de dix-huit ans qui ignorait que des mots aux actes il y a bien des rivières à franchir. Je ne cherchais pas à comprendre pourquoi il fallait longer les berges de celles-ci, traverser à gué celles-là.

J’appris que, le 31 mars 1282, les Siciliens s’étaient révoltés contre les Français. Après ces « Vêpres siciliennes », Charles d’Anjou, roi de Sicile, oncle de Philippe III le Hardi, fut chassé de l’île au bénéfice de Pierre III d’Aragon.

Mais le pape refusait de reconnaître le roi d’Aragon comme souverain de Sicile et offrit la couronne d’Aragon à l’un des fils de Philippe III, à charge pour lui d’aller conquérir ce royaume d’outre-Pyrénées.

Cette conquête serait une « croisade » bénéficiant de l’aide du souverain pontife et des indulgences distribuées à ceux qui y participeraient.

J’ai constaté les hésitations du roi à accepter cette couronne d’Aragon et la guerre qu’il lui faudrait conduire.

Le nouveau pape, Martin IV, qui avait été chancelier de Saint Louis sous le nom de Simon de Brie, s’indigna de ne point recevoir une réponse rapide du roi de France.

Et il est vrai qu’à Bourges, où le roi avait réuni barons et prélats, on délibérait lentement des propositions du pape.

J’entendis les arguments des uns et des autres pour essayer d’arracher au souverain pontife de nouveaux avantages.

Était-ce ainsi qu’on suivait la route tracée par Dieu et le successeur de l’apôtre Pierre ?

« Eh quoi, écrivait le pape au roi de France, voici que tout recommence ! Certes, nous n’accusons pas ta dévotion, nous accusons plutôt ceux qui, autour de toi, cherchent à empêcher en dessous, par des artifices coupables, une entreprise qu’ils désapprouvent. Si tu renonçais à tes projets, quelle joie pour tes rivaux ! Quelle honte pour la France ! Les prélats et les barons du royaume s’abstiendraient de pareils conseils, s’ils réfléchissaient davantage ! »

Ce furent et semaines et mois de tensions, comme lorsque l’on retient, avant de s’élancer au galop, le cheval harnaché qui piaffe, et l’on n’a pas encore abaissé sa lance, et l’on n’a pas encore labouré le flanc de sa monture à coups d’éperons.