En février 1284, l’assemblée enfin se prononça selon les voeux du pape et j’entendis Philippe III le Hardi déclarer :
« Vous nous avez donné un bon et fidèle conseil. Pour l’honneur de Dieu et de la Sainte Mère l’Église, nous nous chargeons de cette affaire aux conditions indiquées : nous acceptons ! »
Le lendemain, il annonça qu’il remettrait la couronne d’Aragon à son fils puîné, Charles de Valois.
Des messagers partirent pour Rome.
« Le royaume d’Aragon a été accepté de l’avis des barons et des prélats. La croisade sera prêchée. Le sang va couler. »
J’assistai, le 15 août 1284, à l’adoubement comme chevalier de l’héritier du roi de France, Philippe, qui, une fois sur le trône, deviendrait Philippe IV le Bel.
Il ne m’était pas apparu, sous le soleil éclatant d’août, comme une nature sombre et énigmatique, mais comme un vigoureux chevalier à la force rayonnante.
Le lendemain, 16 août, il épousa en grande liesse Jeanne, héritière du comté de Champagne et de la royauté de Navarre. Cette frêle enfant de douze ans, déclarée majeure, apportait ces deux joyaux au domaine royal.
Si la croisade qui se préparait permettait de placer sur le trône d’Aragon le dernier fils du roi, Charles de Valois, jamais la dynastie capétienne n’aurait été aussi puissante.
On refusa de voir les signes hostiles qui se multipliaient : Charles d’Anjou et le pape Martin IV moururent au début de l’an 1285.
Au contraire, on rassembla davantage d’hommes, chevaliers et sergents.
Je n’avais jamais vu pareille armée et l’on disait qu’elle était la plus forte qu’un roi de France eût commandée.
J’ai chevauché à sa tête, la joie au coeur, et le roi était tout aussi allègre qu’un petit matin de chasse.
Je ne vis qu’un seul chevalier, soucieux et morose, dire que les Aragonais combattraient pour chaque pierre de leurs villages et de leurs cités.
Ce jeune chevalier si réservé n’était autre que Philippe le Bel, fils de Philippe III et de la reine Isabelle d’Aragon.
On ne l’écouta pas.
Les barons assuraient que « si le roi Pierre d’Aragon était vaincu au premier choc, la campagne était finie ».
On entra en Roussillon, qui appartenait au roi de Majorque, notre allié.
Mais le peuple nous lançait pierres et insultes, égorgeant chevaliers et sergents, piétons isolés. On mit à sac la ville d’Elne, et j’ai détourné les yeux devant ces femmes éventrées, ces chiens errants flairant les cadavres.
C’était en mai de l’an 1285.
Le 26 juin, on mit le siège devant la ville fortifiée de Gérone qui protégeait Barcelone.
Puis ce fut un long calvaire : les Aragonais nous harcelaient, les maladies nous minaient, la ville résistait et nous pourrissions dans l’âpre chaleur.
Quand nos navires qui apportaient provisions et renforts furent coulés par la flotte aragonaise de l’amiral Roger de Loría, le 4 septembre 1285, je vis le roi chanceler.
Il sombra dans la maladie et je l’ai alors souvent entendu murmurer qu’il connaîtrait la même mort que celle de son père Saint Louis, décédé en terre infidèle.
On ordonna la retraite à la fin du mois de septembre 1285.
Nous nous dirigeâmes vers Perpignan. Mais, dans la traversée des Pyrénées, nous fûmes attaqués par des bandes d’almogavares, des archers sarrasins au service du roi d’Aragon.
Plusieurs flèches se brisèrent sur mon armure.
Dieu me laissa en vie, mais de nombreux chevaliers furent tués. Et le 5 octobre 1285, Philippe III le Hardi mourut à Perpignan.
Ses chairs furent inhumées dans la cathédrale de Narbonne.
Son fils Philippe devint roi.
Il fut sacré à Reims le 6 janvier 1286.
Philippe IV le Bel, que j’appellerai l’Énigmatique, entrait alors dans sa dix-huitième année.
deuxième partie
(1285-1297)
« Monseigneur le Roi… ne hait personne, n’envie personne, il aime tout le monde. Plein de grâce et de charité, pieux, miséricordieux, suivant toujours la vérité et la justice, jamais la détraction ne trouve grâce dans sa bouche. Fervent dans la foi, religieux dans sa vie, bâtissant des basiliques, pratiquant les oeuvres de piété, beau de visage et charmant d’aspect, agréable à tous, même à ses ennemis quand ils sont en présence, Dieu fait aux malades des miracles évidents par ses mains… »
Guillaume de Nogaret.
69.
Philippe IV le Bel était mon suzerain.
Dieu l’avait choisi et l’Église l’avait sacré à Reims.
Il était le petit-fils de Saint Louis et je l’ai vu, lors de ses ultimes moments, le 28 novembre 1314, refuser de prendre un « lait de poule » parce que c’était jour de jeûne, imitant en cela Louis, son saint aïeul.
Je l’ai entendu ce même jour, dernier jour de sa vie, exhorter son fils Louis, qui devait lui succéder, à aimer Dieu, à révérer l’Église, à la défendre, à être assidu aux offices, à s’entourer de bonnes gens, à s’habiller modestement.
Il le mit aussi en garde contre les « grandeurs humaines » qui ne sont le plus souvent qu’illusions fugaces et tromperies diaboliques.
Lorsque j’ai rapporté ces derniers instants du roi, ces ultimes paroles, d’aucuns se sont détournés et j’ai lu dans leurs regards qu’ils me considéraient comme un benêt, une dupe, peut-être un menteur.
J’ai répété ce que j’avais vu et entendu. J’ai ajouté que, tout au long de ma vie, j’avais côtoyé le roi et l’avais accompagné chaque jour célébrer le Seigneur en suivant la messe, en communiant, en se confessant.
Mais je dois à la vérité de dire que je n’ignorais rien de la véritable guerre qui l’avait opposé au souverain pontife, Boniface VIII, ni de la manière dont il avait laissé détruire l’ordre du Temple dont tous les Villeneuve de Thorenc, mes ancêtres, avaient été chevaliers, même si aucun des miens n’avait participé aux décisions de l’Ordre.
Je sais aussi que Philippe IV le Bel pouvait se montrer violent, cruel et injuste.
Et je ne répéterai pas ce que mon père, par contraste, n’avait cessé de dire de Louis IX : que ce roi était juste, pieux, un saint homme que l’Église, enfin, en 1297, avait reconnu pour tel. Philippe le Bel s’était d’ailleurs employé à ce que le procès en canonisation de son grand-père aboutisse.
Je n’ignore donc pas les jugements sévères qu’on a portés sur lui. L’évêque de Pamiers, Bernard Saisset, qui fut l’une de ses victimes, a confié :
« Notre roi ressemble au duc, le plus beau des oiseaux, et qui ne vaut rien. C’est le plus bel homme du monde, mais il ne sait que regarder les gens fixement sans parler. »
Et je me souviens du mépris que l’évêque exprimait lorsqu’il avait ajouté :
« Ce roi n’est ni un homme, ni une bête ; c’est une statue. »
Moi, j’ai vu au contraire le roi affable, rendant leur salut à des ribauds, écoutant leurs doléances.
Je l’ai vu, beau, blanc et blond, grand et fort, plein de grâce, de douceur et de droiture.
Mais certains, qui ne pouvaient nier cette apparence, ces attitudes de gentilhomme, murmuraient que le roi était un homme sans volonté qui se laissait aveuglément mener par des vilains, des traîtres, des voleurs qui avaient conquis sa confiance.
Ils affirmaient que le roi négligeait ses devoirs, qu’il ne se souciait que de chasser, abandonnant à des étrangers, des Flamands, à de vils conseillers, les affaires du royaume, tout comme son père Philippe III le Hardi les avait abandonnées à son favori, Pierre de la Broce.