J’ai lu ce qu’on écrivait du roi, grugé, dupé par les « vilains » qui le conseillaient :
Les receveurs ont l’avoir
Et le Roi a la réputation de prendre…
Le Conseil du Roy prend et partage
Et le Roi a la moindre part
Mais le Roi ne doit plus être enfant
Il pourrait connaître
Qui lui donne ou pain ou pierre…
Mais que penser alors du moine de Saint-Denis, frère Yves, qui, témoin de la mort du roi, a su brosser ce portrait de l’homme qu’il avait côtoyé et vu affronter la mort :
« Ce roi était très beau, suffisamment lettré, affable d’aspect, de moeurs très honnêtes, humble, doux, trop humble, trop doux, exact aux offices divins. Il fuyait les mauvaises conversations. Il pratiquait le jeûne, il portait un cilice ; il se faisait administrer la discipline par son confesseur avec une chaînette. Simple et bienveillant, il croyait que tout le monde était animé d’excellentes intentions ; cela le rendait trop confiant et ses conseillers en abusaient. »
J’ai connu ces conseillers sans jamais avoir participé au Conseil du roi.
Je n’étais qu’un chevalier qui se tenait à portée de voix et qui pouvait donc aussi bien entendre les propos des conseillers que ceux de la reine Jeanne de Navarre ou de Charles de Valois, frère du roi.
Et j’écoutais aussi ces seigneurs, ces chroniqueurs qui jugeaient que le roi favorisait les gredins, les étrangers, les roturiers :
Le Roi qui est dur et tendre
Est dur aux siens et doux aux étrangers
France est condamnée à la servitude
Car Français n’y sont point écoutés
Qui sont nés de leur droite mère
Ils sont aujourd’hui mis en arrière.
Mais ces conseillers, même s’ils n’étaient point natifs d’Île-de-France, avaient choisi de servir Philippe IV le Bel avec la fidélité de vassaux. Ils avaient voué leur vie au roi de France.
Ainsi Pierre Flote, que le roi retenait souvent auprès de lui, était issu d’une famille noble du Dauphiné. Il avait étudié le droit à Montpellier. Étranger ? Je sais qu’il est mort en chevalier français à la bataille de Courtrai, le 11 juillet 1302, aux côtés de Robert II d’Artois, neveu de Saint Louis.
Un autre conseiller, Enguerrand de Marigny, était normand, et c’est la reine Jeanne qui l’avait fait entrer dans le cercle des proches du roi. Je ne peux le juger. Hardi financier, il rassembla sur sa tête toutes les haines et les jalousies et la mort du roi le livra à ses ennemis.
Quant à Guillaume de Nogaret, qui, après la mort de Pierre Flote, devint le plus proche conseiller du roi, il était né à Saint-Félix-en-Lauragais, non loin de Toulouse. Ceux qui le craignaient disaient qu’il était la « hache » du roi. Il voulait qu’on le nommât « chevalier du roi de France ». Pour le service du roi il osa affronter le pape Boniface VIII, et fut pour cela excommunié.
Lui aussi, comme Enguerrand de Marigny, finit frappé par la foudre de la haine.
De Guillaume de Nogaret, je retiens le portrait qu’il a tracé de Philippe le Bel alors même que l’on présentait ce conseiller comme un démon :
« Monseigneur le roi, écrivait-il, est de la race des rois de France qui tous, depuis le temps du roi Pépin, ont été religieux, fervents champions de la foi, vigoureux défenseurs de la Sainte Mère l’Église. Avant, pendant et après son mariage, il a été chaste, humble, modeste de visage et de langue. Jamais il ne se met en colère, il ne hait personne, il n’envie personne, il aime tout le monde. Plein de grâce et de charité, pieux, miséricordieux, suivant toujours la vérité et la justice, jamais la détraction ne trouve place dans sa bouche. Fervent dans la foi, religieux dans sa vie, bâtissant des basiliques, pratiquant les oeuvres de piété, beau de visage et charmant d’aspect, agréable à tous, même à ses ennemis quand ils sont en sa présence, Dieu fait aux malades des miracles évidents par ses mains. »
Je lis et je relis ces lignes et y vois la vérité couverte par le voile de l’apologie.
J’ai connu Philippe le Bel sombre et violent.
Je l’ai entendu menacer ceux qui se dressaient contre lui ou dont il pensait qu’ils étaient ses ennemis.
Et sa main, alors, n’hésitait pas à montrer à ses proches ceux qu’il fallait frapper et faire plier, qu’ils fussent évêques, souverain pontife ou grand maître de l’ordre du Temple.
Philippe le Bel n’était donc pas seulement un affable souverain « plein de grâce et de charité ».
Il savait se montrer impitoyable.
Il était bien le véritable héritier de cette lignée capétienne dont tous les rois ont pensé qu’ils ne devaient rendre compte de leurs actes qu’à Dieu.
Maintenant que la mort m’a éloigné de lui, il a pris place dans ma mémoire aux côtés des autres souverains que j’ai servis. Et d’abord de Saint Louis, celui dont mon père m’a si longuement parlé.
Je sais que Philippe IV le Bel n’a pas eu l’âme limpide d’un Saint Louis.
Son âme fut double, voire trouble.
Voilà pourquoi je l’ai nommé l’Énigmatique.
70.
J’entrais dans ma trentième année lors du sacre du roi de France à Reims, le 6 janvier 1286.
Je me tenais à quelques pas derrière ce jeune souverain d’à peine dix-huit ans et j’étais ému de voir s’avancer vers lui ces infirmes, ces scrofuleux qui l’imploraient. Ils étaient vêtus de haillons, certains s’appuyaient sur la fourche d’une branche qu’ils avaient glissée sous l’une de leurs aisselles, d’autres exhibaient leurs plaies purulentes. Le roi, si blond, si beau qu’il paraissait entouré d’un halo, tendait ses mains, touchait les écrouelles, et les malheureux s’agenouillaient, remerciaient, bénissaient, priaient que le Seigneur voulût protéger le roi, faiseur de miracles.
Ce jour-là, sur le parvis de la cathédrale, puis dans le palais épiscopal, il m’eût semblé folie de penser qu’un jour j’appellerais Philippe IV le Bel, l’Énigmatique.
Mais ce jour est vite venu.
Le 5 juin de cette même année, j’étais au palais royal du Louvre, parmi la foule des chevaliers et barons du royaume, pour assister au serment de vassalité que le roi d’Angleterre, Édouard Ier, devait prêter à son suzerain le roi de France.
Édouard Ier était arrivé quelques jours auparavant, accueilli comme un frère par Philippe le Bel qui lui avait témoigné son affection.
J’observai le roi de France. Un sourire bienveillant conférait à son visage une expression de bonté.
Mais je savais que cet accueil, ces protestations d’amitié, les festins, les fêtes, les danses, les musiques et les chants masquaient la résolution de Philippe d’obtenir ce serment de vassalité pour le domaine Plantagenêt qui s’étendait de la Charente aux Pyrénées, à l’exception de l’Armagnac.
Le roi de France fit mine de ne pas entendre le chancelier d’Angleterre déclarer qu’Édouard Ier n’agissait là que par courtoisie, et protester contre les recours que les seigneurs de Guyenne et de Gascogne adressaient au roi de France sans se tourner d’abord vers leur seigneur direct, le roi d’Angleterre.
C’était là le piège de la vassalité dans lequel Édouard Ier tombait : ses vassaux pouvaient faire appel contre lui à Philippe IV le Bel.
J’avais entendu un conseiller du roi lui dire, sans que Philippe le Bel manifestât le moindre sentiment, de déni ou d’approbation :