On peut bien savoir et connaître
Qu’Anglais jamais Français aimât
Male discorde entre eux il y a
Jourd’hui sont en paix, demain en guerre…
Il y eut des rires dans le petit groupe qui entourait le roi, mais celui-ci ne cilla pas.
Et, pour la première fois, j’ai pensé que le roi de France savait dissimuler et feindre, et que, s’il était le Bel, il était bien aussi l’Énigmatique.
J’ai rencontré plus tard le moine italien Gilles de Rome qui avait été chargé par Philippe III le Hardi d’enseigner à Philippe, qui serait roi, comment les souverains devaient gouverner.
Gilles de Rome avait écrit un traité, Du gouvernement des Princes.
C’était un homme petit, brun de poil et de peau, à la parole lente et aux yeux pensifs. Il prêchait la juste mesure, entre audace et réserve, et continua de lui prodiguer des avis quand Philippe devint roi de France.
Cette prudence, cette manière feutrée d’agir sans que jamais pourtant la volonté ne se relâchât, je l’ai vue à l’oeuvre dans la manière dont Philippe dupa l’Anglais.
Il y avait chaque jour des rixes entre marins normands et bretons, d’un côté, anglais et gascons de l’autre. On s’affrontait dans les ports. On montait à l’abordage en pleine mer. On voulait contrôler les lieux de pêche et le commerce des vins. C’étaient actions de flibuste et de piraterie.
Philippe le Bel convoqua son vassal, le roi d’Angleterre, qui était cité à comparaître devant le parlement de Paris comme duc de Guyenne. S’il faisait défaut, il serait déchu.
Le piège conçu par les légistes s’était refermé.
Je vis arriver au Louvre le frère du roi d’Angleterre, Edmond de Lancastre. Il était accompagné de son épouse, la comtesse de Champagne, dont on assurait qu’elle avait de l’influence sur les deux reines, Marie de Brabant, veuve de Philippe III le Hardi, et Jeanne de Navarre, épouse de Philippe le Bel.
On entoura les Anglais de fêtes et d’amitié.
On vit Philippe le Bel accepter toutes les propositions d’Edmond de Lancastre. Il offrit l’occupation provisoire de villes et de ports : Bordeaux, Agen, Bayonne. Il fit de même pour de nombreuses forteresses. Il s’agissait, à ma grande surprise, de gages en attendant les résultats d’une enquête.
Et il proposa le mariage d’Édouard d’Angleterre et de Marguerite, sa soeur.
Pendant ce temps, Philippe le Bel faisait venir de Méditerranée vaisseaux, équipages, charpentiers de marine, et des troupes conduites par Charles de Valois, Robert d’Artois et Raoul de Nesle, connétable de France, occupaient le pays de Guyenne.
Puis Philippe le Bel fit constater l’absence de son vassal ; ce refus de comparaître entraînait la « commise » du fief Plantagenêt, et Marguerite refusa d’épouser Édouard.
« Le roi de France nous a frauduleusement enlevé notre terre de Gascogne, et il veut entreprendre maintenant la conquête de notre royaume, abolir la langue anglaise », écrivit Édouard d’Angleterre.
Je n’ai d’abord pas cru au projet d’une attaque des ports anglais par des navires français, ni d’une invasion du royaume Plantagenêt.
La placidité de Philippe le Bel et son mutisme étaient tels que je ne pouvais imaginer que ces projets étaient ceux du roi de France.
Puis j’ai appris qu’une escadre française avait fait irruption dans le port de Douvres.
Et que le Génois Benoît Zacharie, amiral du roi de France, avait dit qu’il fallait « mener le pays d’Angleterre à feu et à flammes ».
C’était bien la guerre qu’avait préparée et voulue Philippe le Bel, l’Énigmatique.
71.
J’avais hâte d’affronter l’Anglais, d’aller frapper d’estoc et de taille, mais, dans l’entourage du roi, on parlait davantage d’or et d’argent, de valeur des monnaies, d’usure, de taxes nouvelles que de grandes chevauchées.
Le roi écoutait.
« Le roi d’Angleterre, disait un conseiller, fait alliance par la force des livres sterling avec les princes d’autour du royaume qui doivent assaillir votre domaine de France de toutes parts à la fois. »
Édouard Ier comptait d’abord sur le comte de Flandre, Gui de Dampierre, qui venait de renier son serment de vassalité au roi de France.
Je m’attendais à ce que l’on rassemblât l’ost des chevaliers et que l’on chevauchât vers les cités de ce félon, mais Philippe le Bel parlait de la maltote, cet impôt qui venait d’être institué et contre lequel se dressaient les Normands, les habitants de Rouen, refusant de payer un denier par livre de transaction.
« Il n’est point de guerre sans or », répétait Philippe le Bel.
Il fallait soudoyer les Gallois et les Écossais, répondre à l’assaut de la livre sterling par la charge de la livre tournois. Or les caisses du Trésor royal étaient vides.
« Il faut prendre l’or là où il est », ajoutait le roi.
Je n’ai pas aimé cette guerre-là.
Des sergents du roi entrèrent dans les échoppes des changeurs lombards, ces Italiens de Prato, de Florence, de Venise, de Sienne, de Milan et de Plaisance. Ils prêtaient à usure. On les arrêta, on les spolia, mais on les relâcha, car leur commerce d’argent irriguait le royaume de France, et, sans eux, sans leurs prêts, on ne pouvait acheter ni glaives, ni armures, ni draps de laine, ni soieries.
Mais ces Italiens qu’on méprisait étaient chrétiens, et même si, parfois, on les accusait d’hérésie, ils étaient aussi les banquiers du pape ; on ne les persécutait pas.
Mais les Juifs, qui, eux aussi, faisaient commerce d’usure, étaient à merci.
Un jour d’avril 1288, toute la famille d’un Juif de Troyes, Isaac Châtelain, sans autres raisons que la haine qu’on portait à ce peuple accusé d’être coupable de la mort de Jésus-Christ et que la jalousie vouée à plus riche que soi, fut conduite au bûcher avec treize autres personnes, hommes, femmes, enfants, qui périrent dans les flammes.
On rapporta à Philippe le Bel qui en resta coi, le visage fermé, paraissant ne pas avoir entendu.
Mais il demanda que l’on saisisse toutes les créances détenues par les Juifs, afin de savoir ce qui, dans chaque contrat, était dû en somme prêtée – en principal – et en usure.
Les Juifs en de nombreuses cités furent arrêtés.
Ceux de la sénéchaussée de Beaucaire furent conduits au Châtelet de Paris comme otages, et ne furent relâchés qu’après avoir confessé le nombre et la nature de leurs contrats, et avoir versé au roi ce qui provenait de l’usure.
Les sommes ainsi obtenues ne furent jamais restituées aux débiteurs, mais conservées au Trésor royal.
Celui-ci était toujours exsangue.
Et l’on parlait de remuement des monnaies, de leur teneur en or et en argent, de la valeur de chacun de ces métaux précieux par rapport à l’autre.
Il y eut grand trouble quand le roi prit une ordonnance limitant pour chaque famille la possession de vaisselle en métal précieux. Ce qui était en sus devait être remis à la Monnaie royale.
Puis ce que l’on craignait advint : la part du métal précieux par pièce fut réduite, et l’on interdit l’exportation d’argent.
J’eus plusieurs fois le sentiment de vivre dans un royaume différent de celui que mes aïeux avaient bâti et connu, dont mon père m’avait retracé la geste glorieuse.
Je découvrais jour après jour que Philippe le Bel s’écartait du chemin tracé par son grand-père Saint Louis, ce chemin juste et droit que m’avait aussi indiqué mon père.
Or j’apprenais que même sur les terres de mon fief, autour du château de Villeneuve de Thorenc, les agents royaux harcelaient mes sujets, ceux auxquels je devais protection, qu’ils fussent paysans, bourgeois ou clercs.