Le pape Eugène III était présent, en compagnie de Bernard de Clairvaux.
Il a béni l’armée, remis à Louis VII l’oriflamme, la panetière et la cloche du pèlerin.
Et le souverain et son armée se sont ébranlés.
Que Dieu veille sur eux !
4.
C’était l’armée de la deuxième croisade.
Louis VII le Jeune, Martin et Eudes de Thorenc chevauchaient à sa tête.
Quand ils se dressaient sur leurs étriers et se retournaient, ils découvraient ces milliers de chevaliers, ces gens d’armes, ces piétons avançant, la hallebarde sur l’épaule, et, derrière, cette foule de pèlerins misérables cheminant en désordre dans la poussière.
On avait retrouvé à Ratisbonne les Allemands de l’empereur germanique Conrad III et les deux troupes formaient à présent une cohue de près de cent cinquante mille hommes, à parts égales pour l’armée du roi de France et celle de l’empereur.
Dans ses lettres et ses harangues, Bernard de Clairvaux s’employait à renforcer cette troupe et à l’organiser :
« Le monde tremble et s’agite, écrivait-il, parce que le roi du Ciel a perdu Sa terre, la terre où jadis Ses pieds se sont posés. Les ennemis de la Croix se disposent à profaner les lieux consacrés par le sang du Christ ; ils lèvent leurs mains vers la montagne de Sion, et si le Seigneur ne veille, le jour est proche où ils se précipiteront sur la cité du Dieu vivant ! »
Bernard exhortait le roi et l’empereur à agir en bonne entente, sans jalousie.
« Il importe qu’on élise pour chefs des hommes versés dans l’art de la guerre, disait-il. Il faut que l’armée du Seigneur parte tout entière en même temps pour être sur tous les points en force, et à l’abri de toute attaque violente. »
Mais que peut la voix d’un saint homme, fût-elle l’écho de celle de Dieu, face aux aveuglantes passions humaines ?
J’ai lu les récits des chroniqueurs de la croisade et tous rapportent les rixes qui opposaient les croisés entre eux :
« Les Français méprisaient les Allemands, se moquaient de la pesanteur de leur armure, de la lenteur de leurs mouvements, et leur disaient : “Pousse, Allemand !” »
Martin de Thorenc, lui, accuse ces mêmes Allemands de ne songer qu’au pillage, de se livrer à la débauche et aux beuveries, suscitant contre toute l’armée des croisés la haine des sujets de l’empereur de Byzance, Manuel Comnène, ceux qu’on appelait les Grecs.
Les hommes d’armes et parfois les chevaliers volent et pillent les monastères, dépouillent les changeurs grecs de leurs pièces d’or. Du coup, les soldats grecs égorgent les croisés et les compagnons de ces derniers se vengent.
Louis VII essaie de maintenir la discipline dans son armée : « Pour punir les excès de ses gens d’armes, il leur faisait couper les oreilles, les mains et les pieds, mais ceci même ne suffisait pas à réprimer leurs transports furieux. »
Comment faire régner l’ordre quand chevaliers et pèlerins sont souvent accompagnés de leur femme, et que l’on voit jusqu’au roi Louis VII cavalcader autour de son épouse Aliénor d’Aquitaine ? On murmure que ce n’est pas la reine qui a désiré se joindre à la croisade, mais que le roi, jaloux, n’a pas voulu laisser seule son épouse, entourée de ses troubadours et de ses jeunes soupirants.
Est-ce là une armée digne du Seigneur qu’elle prétend servir ?
J’entends Martin et Eudes de Thorenc répéter les commandements de la charte des Templiers qui condamne « le goût du faste, la soif de vaine gloire, la convoitise des biens matériels ».
Mes aïeux sont fidèles aux exigences de la règle édictée par Bernard de Clairvaux.
« Avant tout, la discipline est constante et l’obéissance est toujours respectée : on va et on vient au signal de celui qui a autorité. On est vêtu de ce qu’il a donné ; on ne présume pas de chercher ailleurs nourriture et vêtements. Les chevaliers du Christ mènent loyalement une vie commune, sobre et joyeuse, sans femmes ni enfants ; on ne les rencontre jamais désoeuvrés, oisifs, curieux… Parmi eux, on honore le plus valeureux, non le plus noble. Ce chevalier a revêtu sa poitrine de la cotte de mailles, son âme, de l’armure de la foi… Il ne craint ni homme ni démon… »
Telles sont les paroles que répètent mes aïeux.
Ils ont hâte de rejoindre Antioche et Jérusalem. Ils songent aux chevaliers du Temple qui vivent en Terre sainte, et ils imaginent qu’ils vont, tous ensemble, faire le siège de Damas et refouler les Turcs hors de la région.
Mais comment l’armée des croisés pourrait-elle atteindre sans défaite la Terre sainte alors que Conrad, l’empereur germanique, et ses chevaliers choisissent de cheminer seuls, abandonnant Louis VII et ses troupes ?
Les Turcs peuvent battre ainsi séparément chacune des armées de croisés. Et Martin et Eudes de Thorenc se lamentent.
À Dorylée, en octobre 1147, les Infidèles encerclent les Allemands :
« Les Turcs avaient des chevaux forts, agiles et rafraîchis par un long repos. Ils étaient légèrement armés : la plupart n’avaient qu’un arc et des flèches. Au moment de fondre sur les Allemands, ils criaient, ils hurlaient, ils aboyaient comme des chiens ; ils frappaient leurs tambours et faisaient résonner d’autres instruments d’une manière horrible afin de jeter, selon leur coutume, l’épouvante dans les rangs ennemis. Les soldats de l’empereur, couverts de cuirasses, de cuissardes, de casques et de boucliers, avaient de la peine à supporter le poids de leurs armes, et leurs chevaux harassés étaient exténués de maigreur. Ils ne pouvaient poursuivre les Turcs qui lançaient leurs flèches sur eux presque à bout portant. »
Ce ne fut point une bataille, mais une boucherie, et Conrad III dut regagner Constantinople et rejoignit par mer la Terre sainte à Saint-Jean-d’Acre.
L’armée de Louis VII ne fut pas épargnée.
Martin de Thorenc raconte l’embuscade dans laquelle sont tombés les chevaliers de France et la foule dépenaillée qui les escorte.
Les Turcs les surprennent dans un défilé, ne laissant aux pèlerins que le choix entre mourir de la main des Infidèles lançant sur eux des grêles de flèches, frappant à coups de cimeterre, ou bien se jeter avec chevaux et bagages au fond des précipices et s’y écraser.
Martin de Thorenc et son fils Eudes sont restés aux côtés de Louis VII, isolés sur un rocher, faisant face à l’assaut des Turcs qui n’ont pas soupçonné que l’un des chevaliers qui leur résistaient, adossé à un arbre, était le roi de France.
Avec l’aide de mes aïeux, Louis VII réussit à fuir ce défilé, à rejoindre l’avant-garde de son armée et à atteindre avec elle le port d’Attalia.
Là, il embarque avec Martin et Eudes de Thorenc pour Antioche. Mais Dieu n’entendit pas les prières qu’ils Lui adressèrent, Le suppliant de protéger les chevaliers et les pèlerins abandonnés à Attalia.
Certains moururent de faim, d’autres furent massacrés par les Grecs.
Ainsi finirent les grandes armées des croisés : celle de l’empereur Conrad III et celle du roi Louis VII le Jeune.
L’empereur et le roi ont échappé à la mort et à la capture. Mais, dit Martin de Thorenc, la Terre sainte met à l’épreuve ceux qui la foulent. N’échappent à ses pièges que les plus vertueux. Les autres, qui succombent aux désirs, ne peuvent trouver leur salut qu’en la quittant avant d’être corrompus à jamais ou frappés à mort.
Martin et Eudes dénoncent ces souverains chrétiens de Jérusalem, de Tripoli, d’Antioche, rivaux les uns des autres. Ils accusent le prince d’Antioche, Raimond d’Aquitaine, oncle de la reine de France, Aliénor, d’avoir eu avec sa nièce une intimité coupable, s’isolant avec elle en de longs entretiens, suscitant la jalousie de Louis VII.