Mais j’étais un vassal fidèle au roi, non un félon prêt à renier son serment d’allégeance et à rallier un autre suzerain.
Ce n’est qu’aujourd’hui, ma vie passée dans le respect de ma parole, que j’évoque cette pensée de félonie.
Sur l’heure, elle n’a jamais jailli en moi, même si je souffrais de voir les fleurs de lis plus souvent gravées sur une pièce que brodées sur une oriflamme.
72.
Un jour enfin, après une trop longue attente, le remuement des chevaux m’a fait oublier celui des monnaies.
Je chevauchais vers la Flandre avec les armées du roi. Nous allions faire rendre gorge au comte Gui de Dampierre qui avait noué alliance avec Édouard Ier d’Angleterre, après avoir refusé de comparaître, comme vassal, devant la cour royale.
Dampierre avait touché pour cette félonie trois cent mille livres avec lesquelles il avait recruté des chevaliers et des piétons soldés, des soudoyers allemands, brabançons et lorrains. Il comptait sur le comte de Bar, le duc de Brabant, le roi d’Allemagne, Adolphe de Nassau, et le comte Guillaume de Hollande.
J’ai admiré le calme de Philippe le Bel auquel on annonçait le rassemblement des contingents ennemis et qui continuait de chevaucher, impavide, sûr de notre force, et je retrouvais à ses côtés la joie d’être son vassal.
Il était un grand roi : pouvais-je lui reprocher sa prudence, son habileté, son souci de remplir les coffres du Trésor avant de partir en guerre ?
Nous assiégeâmes Lille.
Et de la plupart des villes de Flandre, à l’exception de Gand, vinrent des contingents de milice qui soutenaient le roi de France, se disant « gens de lis », Leliaerts, et soldés par les bourgeois des villes, ces patriciens qui refusaient de suivre Gui de Dampierre.
Le roi me demanda de rejoindre l’armée de Robert d’Artois qui affrontait les contingents allemands et brabançons qui s’étaient alignés devant la ville de Furnes, le 20 août 1297.
Nous chargeâmes ces piétons et chevaliers qui n’attendirent pas que nous eussions atteint leurs rangs pour s’enfuir, et nous ne livrâmes pas bataille. Je ne pus donner un seul coup de glaive.
Mais le comte de Flandre, Gui de Dampierre, n’avait plus ni armée ni allié, à l’exception du roi d’Angleterre, qui, avec ses chevaliers, venait de débarquer à l’Écluse.
Tous deux, vaincus avant même d’avoir combattu, s’enfermèrent dans la ville de Gand, la seule à leur être restée fidèle.
À Lille, apprenant la défaite de Furnes, les bourgeois ouvrirent les portes au roi de France, et ils firent de même à Bruges dont Édouard Ier avait espéré faire sa place forte. Le peuple de Lille et de Bruges nous acclama en brandissant des lis.
Je tressaillais d’émotion et d’orgueil alors que le roi chevauchait, semblant indifférent à ces ralliements.
La maîtrise de soi qu’il manifestait ainsi me fascina et me glaça.
On devait admirer ce souverain énigmatique, mais pouvait-on l’aimer ?
Mais j’étais fier d’être le vassal fidèle de ce roi victorieux qui servait le royaume de France, et, à sa manière, continuait l’oeuvre de ses grands aïeux, Philippe Auguste et Saint Louis, tout comme je suivais, à ma place, la trace des Villeneuve de Thorenc, serviteurs loyaux de la lignée capétienne.
Nous apprîmes que dans les rues de Gand, la ville où s’étaient réfugiés le comte de Flandre et le roi d’Angleterre, chaque jour il y avait bataille entre les soudoyers de Gui de Dampierre et d’Édouard, et les Flamands partisans du roi de France.
Dampierre et Édouard devaient arrêter cette guerre avant que l’automne et l’hiver, le froid, la pluie, la faim ne transforment leur défaite en débâcle.
Et comme les caisses du Trésor royal étaient à nouveau vides, Philippe le Bel était lui aussi prêt à traiter.
Une trêve fut donc signée le 9 octobre 1297 à Vyves-Saint-Bavon.
Et au pape Boniface VIII fut confié le soin de préparer la paix.
73.
J’ignorais tout du pape Boniface VIII.
Pour moi, il était le souverain pontife, le successeur de l’apôtre Pierre, celui que Dieu avait choisi pour gouverner notre Sainte Mère l’Église.
Je n’imaginais pas qu’entre le Très Chrétien roi de France, sacré à Reims, et le pape, il pût y avoir affrontement.
La royauté française était fille aînée de l’Église ; comment concevoir que ces deux enfants de Dieu, la France et l’Église, pussent se quereller ?
J’appartenais à une lignée dont tous les membres avaient été au service de la couronne de France, mais qui étaient aussi des chevaliers combattant pour le Christ.
Personne ne m’avait raconté les conflits qui avaient pu naguère opposer l’Église et le royaume de France.
Je n’étais donc qu’un chevalier plein d’innocence et d’illusions.
Et c’est ainsi que je me suis retrouvé le vassal d’un roi qui défia durant tout son règne le souverain pontife et se dressa contre l’ordre du Temple, l’une des colonnes majeures de cette Église, fille et mère du Christ.
Il me fallut choisir et je me rangeai derrière l’oriflamme aux fleurs de lis.
J’appris donc à connaître et à combattre le pape Boniface VIII.
Il était venu en France pour la première fois en 1290 comme légat du pape Nicolas IV.
Il était alors le cardinal Benoît Caetani et avait eu pour mission de mettre fin au conflit qui opposait, dans l’université de Paris, mais aussi dans le reste du royaume, le clergé séculier au clergé régulier, c’est-à-dire aux moines.
Les séculiers s’élevaient contre l’autorisation donnée aux moines des ordres mendiants – les Franciscains – de confesser, de prêcher, d’ensevelir, et ce, de leur propre autorité, sans solliciter l’avis d’un évêque.
On me raconta comment Benoît Caetani parla aux séculiers réunis à Sainte-Geneviève, à Paris :
« Je dois vous le dire, nous sommes venus non pour révoquer, mais pour confirmer le privilège contre lequel vous aboyez. Le seul membre sain de l’Église, ce sont les Ordres. »
Il avait ajouté :
« Les maîtres de Paris se permettent d’interpréter un privilège du pape. Ils supposent sans doute que la Cour de Rome l’a accordé sans délibérer mûrement. Mais la Cour de Rome a des pieds de plomb, qu’ils le sachent ! »
Lorsque, en décembre 1294, ce cardinal Caetani fut élu pape sous le nom de Boniface VIII, on apprit par des chevaliers qui avaient assisté à sa fastueuse intronisation que ce souverain pontife était fort critiqué. On prétendait qu’il s’était enrichi en traitant des affaires de l’Église, qu’il n’avait ni modestie, ni modération, ni sang-froid.
Un poète, moine franciscain, disait de Boniface VIII qu’il se « délectait dans le scandale ainsi que la salamandre dans le feu ».
On assurait qu’il avait chassé du trône pontifical son prédécesseur, Célestin V, un saint homme, en le retenant prisonnier et en le forçant à abdiquer.
Célestin V était un vieil ermite vivant dans la pauvreté. Boniface VIII se fit sacrer dans la basilique Saint-Pierre en présence des Colonna et des Orsini, les grandes familles de la noblesse romaine.
Ce pape-là, disait-on dans l’entourage de Philippe IV le Bel, avait les ambitions d’un empereur romain bien plus que celles d’un pontife.
Et nombreux parmi les conseillers du roi prédisaient que Boniface VIII voudrait gouverner tous les royaumes chrétiens.
Philippe le Bel dit d’une voix calme :
« Je suis roi de France. »
Puis il partit chasser.
Le conflit eut tôt fait d’éclater. L’argent et l’or en furent l’origine. Il fallait remplir les coffres du Trésor royal pour solder les chevaliers et sergents qui partaient en guerre contre le roi d’Angleterre.