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Le roi mit le clergé à contribution en levant une « décime » sur les biens et les revenus ecclésiastiques.

Boniface VIII décréta que sous peine d’excommunication, les princes séculiers ne pouvaient exiger et recevoir des subsides extraordinaires du clergé sans l’autorisation pontificale.

Lorsqu’on communiqua à Philippe le Bel cette « décrétale » – Clericis laicos –, il prit une ordonnance royale interdisant l’exportation de l’or et de l’argent hors du royaume, ce qui frappait les banquiers italiens, qui étaient ceux du pape.

Boniface VIII répliqua par une bulle – Ineffabillis amor – qui jugeait l’ordonnance royale insensée, absurde et tyrannique.

Il s’indignait :

« A-t-on voulu atteindre le pape et ses cardinaux, ses frères ? Quoi, porter des mains téméraires sur ceux qui ne relèvent d’aucune puissance séculière ? »

J’observai Philippe le Bel cependant qu’on lui lisait les textes pontificaux, qui me glaçaient.

« Je sais qu’il y a autour de toi des malveillants », écrivait le pape au roi.

Il menaçait :

« Regarde les rois des Romains, d’Angleterre, des Espagnes, qui sont tes ennemis ; tu les as attaqués, offensés. Malheureux, n’oublie pas que sans l’appui de l’Église, tu ne pourrais leur résister. Que t’arriverait-il si, ayant gravement offensé le Saint-Siège, tu en faisais l’allié de tes ennemis et ton principal adversaire ? »

J’ai mêlé ma voix à toutes celles qui s’indignaient de ce chantage.

J’approuvai les légistes du roi qui répétaient :

« Le roi de France est au-dessus des lois… Avant qu’il y eut des clercs, les rois de France avaient déjà la garde de ce royaume et le droit de légiférer en vue de sa sécurité… Il faut que les clercs contribuent comme tout le monde à la défense du royaume… Ils se sont engraissés des libéralités des princes et ils ne les aideraient point dans leurs nécessités ? Mais ce serait aider l’ennemi, encourir l’accusation de lèse-majesté, trahir le défenseur de la chose publique ! »

Philippe le Bel écoutait, impassible. Rien ne paraissait pouvoir le troubler. On lui rapportait cependant que Boniface VIII, à Rome, fulminait contre lui : « Je détrônerai le roi de France ! s’était-il écrié. Tous les autres rois chrétiens seront avec moi contre lui. »

Je m’inquiétais du sort de notre royaume et de celui de mon roi.

J’avais encore beaucoup à apprendre.

Je découvris que les évêques craignaient que la « détresse du royaume ne pousse les laïcs à piller les biens de l’Église si nous ne concourons pas avec eux à la défense commune ».

Et comme, dans les plaines flamandes, les chevaliers et sergents du roi remportaient la victoire contre le comte de Flandre et le roi d’Angleterre, le pape invita le clergé et les ordres réguliers à verser au roi de France ce qu’il réclamait.

Le pape vint même à Paris et je le vis bénir le roi, puis annoncer solennellement, en ce mois d’août 1297, la canonisation de Louis IX.

Je remerciai Dieu.

Je pensai à mon père, à ce qu’il eût éprouvé en apprenant que le souverain qu’il avait servi tout au long de sa vie était non pas seulement roi de France, mais Saint Louis.

Quant à moi, j’étais fier de mon roi, Philippe IV le Bel, l’Énigmatique, qui avait défendu victorieusement son royaume contre le pape.

Cependant, cette sorte de « tournoi » me troublait.

Que voulait Dieu, en opposant ainsi deux de ses fils ?

La question était lancinante, car j’étais persuadé qu’il y aurait d’autres passes d’armes.

troisième partie

(1297-1303)

« Que personne ne te persuade que tu n’as aucun supérieur et que tu n’es pas soumis au chef suprême de l’Église ! »

Le pape Boniface VIII

à Philippe le Bel, encyclique Ausculta fili, 1302.

74.

Je ne m’étais point trompé.

Le pape Boniface VIII et Philippe IV le Bel n’ont cessé de s’affronter.

Et le roi, mon suzerain, m’a demandé d’entrer en lice en portant la bannière aux fleurs de lis.

Je l’ai fait sans trembler, mais souvent avec doute et même effroi enfouis au plus profond de mon âme, car j’avais appris à connaître la violence dont le souverain pontife était capable contre ceux dont il pensait qu’ils étaient ses ennemis.

Je sais qu’un jour, comme les ambassadeurs auprès de lui avaient été admis à baiser sa mule, il allongea un coup de pied dans la figure de l’un d’eux, le sous-prieur des dominicains de Strasbourg, tant et si bien que le sang coula.

Il eût sûrement aimé faire de même aux envoyés du roi de France qu’il recevait, en cette année 1300.

J’étais l’un d’eux. Je n’avais pas été surpris par le choix du roi ; depuis longtemps déjà je le redoutais.

Car j’étais l’un des plus vieux chevaliers de son entourage.

J’avais déjà atteint ma quarante-quatrième année alors que le roi et la plupart de ses chevaliers avaient à peine dépassé la trentaine.

Je faisais figure d’homme sage.

J’étais le fils de Denis de Villeneuve de Thorenc, compagnon de Saint Louis. Et c’était ce saint roi qui m’avait adoubé écuyer, en 1270, alors que je n’avais que quatorze ans. J’avais été vassal, serviteur fidèle du père de Philippe IV le Bel, Philippe III le Hardi.

Je n’avais jamais eu la tentation de la félonie.

Le roi me choisit donc pour chevaucher vers Rome aux côtés de l’un de ses plus dévoués conseillers, Guillaume de Nogaret.

Le roi avait adoubé chevalier ce légiste qui, cependant que nous cheminions côte à côte, me raconta qu’il était né à Saint-Félix-de-Caraman, en Languedoc, qu’il avait étudié puis enseigné le droit à Montpellier avant d’être nommé juge à Beaucaire et à Nîmes. Puis le roi l’avait appelé auprès de lui.

C’était un maître de droit et du langage qui mettait tous les dons que Dieu lui avait attribués au service du roi.

Les diatribes du souverain pontife, ses hurlements, même, la présence autour des cardinaux de hallebardiers, de gardes prêts à saisir leur épée, ne faisaient nullement tressaillir Nogaret.

« Je vois bien que le roi use de mauvais conseils, commença le pape. Cela me gêne. »

Boniface VIII s’était tourné vers les cardinaux et ajouta en nous désignant :

« Ils veulent tout ébranler ! »

Puis, revenant vers nous, il demanda à Nogaret :

« Parles-tu au nom de ton maître, ou en ton nom ?

– En mon nom, à cause de mon zèle pour la foi et de ma sollicitude pour les églises dont mon maître est patron », répondit Nogaret.

La violence des propos de Boniface VIII m’effraya, même si je restais maître de mon apparence.

Le pape cria, injuria, menaça non point Nogaret, mais le roi de France, puis comme s’il n’était plus capable de retenir ses mots, il aboya comme un chien furieux :

« Le souverain pontife, vicaire du Tout-Puissant, commande aux rois et aux royaumes. Il exerce le Principal sur tous les hommes. À ce suprême hiérarque de l’Église, tous les fidèles, de quelque condition qu’ils soient, doivent tendre le cou. Ce sont des fous, des hérétiques, ceux qui pensent autrement ! »

Je mis la main sur la garde de mon glaive. Je savais qu’on accusait Guillaume de Nogaret d’être fils d’hérétique, et je craignais que les gardes pontificaux ne se précipitent sur nous pour nous saisir.

Mais Nogaret ne bougea pas, répondant qu’il pleurait sur l’Église des Gaules, et sur celle de Rome, maltraitées.

Il défiait Boniface VIII, laissant entendre qu’il connaissait toutes les accusations qu’à Rome même la famille Colonna, alliée du roi de France, répandait contre le pape.