Boniface VIII était, disait-on, aveuglé par la vanité, l’oubli des devoirs de sa mission. Il voulait être le « Juge universel » des choses tant spirituelles que temporelles. Il prétendait être l’héritier des droits célestes et terrestres du Christ.
Il était même apparu revêtu des insignes de l’Empire, portant les deux glaives et s’écriant : « Je suis César ! »
À cela, que me rapportait Nogaret alors que nous avions déjà pris la route du retour, il fallait ajouter que ce pape était corrompu, simoniaque, avide d’or et de terres, et débauché, sodomite et luxurieux.
Ces rumeurs, ces accusations, Guillaume de Nogaret les formula à Philippe le Bel en se tournant vers moi comme pour solliciter mon témoignage.
Il fit de même lorsqu’il répéta les injures proférées par Boniface VIII contre le roi de France, coupable d’être un « faux- monnayeur » jouant sur la valeur des monnaies, volant l’Église en la pressurant de taxes et d’impôts nouveaux.
Le roi ne répondit pas, demandant seulement qu’on lût la lettre pontificale du 18 juillet 1300 afin que tous reconnussent la volonté de Boniface VIII de faire ployer la nuque au roi de France.
« Les griefs s’accumulent, écrivait le pape. La douceur est inutile, les erreurs ne sont pas corrigées. Prends garde que les conseils de ceux qui te trompent te conduisent à ta perte. Que résultera-t-il de tout cela ? Dieu le sait ! »
« L’Église de Rome, telle que Boniface VIII la désire, est une épouse adultère, commenta Guillaume de Nogaret. Elle ne peut commander ni aux rois, ni aux royaumes. Il faut juger les évêques de France qui sont les complices de sa débauche. »
Nogaret désigna l’évêque de Pamiers : Boniface VIII avait créé cet évêché à la seule fin de l’attribuer à l’ancien abbé de Saint-Antonin de Pamiers, Bernard Saisset, l’un de ses fidèles.
Je fus chargé d’accompagner les deux envoyés du roi, Richard Leneveu et Jean de Picquigny, chargés de s’informer de la conduite de l’évêque en question.
75.
C’était l’été de l’an 1301, la chaleur était si forte qu’il me semblait que mon corps, sous la cotte de mailles, était percé de mille flèches.
Le 13 juillet, Jean de Picquigny décida de forcer les portes du palais épiscopal de Pamiers, et je me saisis de l’évêque, Bernard Saisset, cité à comparaître devant la cour royale à Senlis.
C’était un homme fier qui invoquait la protection du pape et refusait de reconnaître les propos que son entourage lui prêtait.
Picquigny avait donné l’ordre de soumettre certains des proches de l’évêque à la question, et il avait suffi de quelques coups de maillet sur les coins enfoncés dans les brodequins pour qu’entre deux cris de douleur ils dénonçassent les propos et les projets de l’évêque.
Selon le prélat, le roi était un bâtard, un faux-monnayeur, il livrait son royaume à des étrangers. Son conseiller, Pierre Flote, ne faisait rien sans qu’on lui graissât la patte. Et il était borgne ! Et le roi avait oublié qu’au pays des aveugles, les borgnes sont rois !
Mais il n’y avait pas que ces propos souvent d’après boire, car Bernard Saisset buvait.
Il accusait aussi le roi de ne pas gouverner son royaume, de préférer la chasse aux réunions de son Conseil.
L’évêque projetait d’organiser une royauté du Languedoc et de séparer cette terre du royaume de France.
Jean de Picquigny ordonna qu’on vidât les coffres du palais, qu’on rassemblât les lettres qu’ils contenaient.
On pouvait y lire des phrases telles que celle-ci :
« Les gens de ce pays, le Languedoc, n’aiment ni le roi ni les Français, qui ne leur ont fait que du mal. Avec les Français, tout va bien d’abord et tout finit mal. Il ne faut pas s’y fier. La cour du roi de France est corrompue, c’est une prostituée. »
Avec les arbalétriers et deux sergents royaux qui avaient reçu l’ordre de coucher à chaque étape dans la chambre de l’évêque, je fus chargé de le conduire jusqu’à Senlis. Le sénéchal de Toulouse m’accompagnait.
Je n’ai échangé aucune parole avec l’évêque, pas même lorsqu’il s’adressait à moi.
Je craignais sa langue diabolique, la manière dont il était capable de retourner les accusations, les invocations à Dieu, à l’Église, les menaces qui pesaient sur ceux qui s’en prenaient aux meilleurs enfants du Christ. « Le pape, disait-il, a pouvoir – et il le fera – d’excommunier ceux qui entravent la liberté de son évêque. »
Ce voyage jusqu’à Senlis me parut long.
En octobre 1301, j’étais près de l’évêque quand il comparut devant le roi et un grand nombre de prélats, comtes, barons et chevaliers.
Bernard Saisset nia les paroles et les projets que Pierre Flote rappelait.
Il déclara ne relever que de la justice pontificale.
Il y eut des murmures, bientôt des menaces, et certains seigneurs s’approchèrent de l’évêque en lui lançant :
« Je ne sais à quoi tient que nous ne te massacrions tout à l’heure ! »
Je mesurais l’embarras du roi. L’évêque refusait d’avouer. Les prélats étaient réticents à l’idée de le retenir prisonnier.
Le comte d’Artois s’écria :
« Si les prélats ne veulent pas me charger de la garde de l’évêque, nous trouverons bien des gens qui le garderont comme il faut ! »
Si Bernard Saisset craignait les gens du roi, le réquisitoire dressé contre lui était accablant.
Outre ce qu’il avait déjà énoncé, Pierre Flote l’accusait d’être un blasphémateur, un corrompu, un fornicateur qui avait affirmé que, pour les prêtres, la fornication n’était pas un péché. Il reprochait même au pape d’avoir canonisé Louis IX !
Boniface VIII n’abandonna pas pour autant son évêque. Il réclama au roi de délivrer Bernard Saisset afin de lui permettre de gagner Rome où il serait jugé.
Il écrivit au roi des lettres pleines de menaces :
« Apprenez que vous êtes soumis pour le spirituel et le temporel… Ceux qui croient autrement seront réputés hérétiques ! »
J’ai vu le roi jeter au feu l’une de ces bulles – Ausculta fili –, et ce, devant tous les nobles qui se trouvaient ce jour-là à Paris. Puis il fit crier cette exécution à son de trompe par toute la ville. Et il répondit à Boniface VIII :
« Que Ta Très Grande Fatuité sache que nous ne sommes soumis à personne pour le temporel… Ceux qui croiront autrement sont des fous et des insensés. »
Ce furent des mois de tempête que je vécus partagé entre ma fidélité au roi de France et mon respect pour l’Église de Dieu.
Mais Boniface VIII était un ennemi de notre royaume. Il convoqua tous les évêques de France pour un concile à Rome le 1er novembre 1302. Et ce ne pouvait être qu’un tribunal d’accusation.
J’approuvai le roi de réunir à Notre-Dame, le 10 avril 1302, les trois ordres du royaume, nobles, clercs et gens du commun. C’était le royaume de France en son entier qui était appelé, comme le dit Pierre Flote, « à défendre les libertés du royaume et celles de l’Église ».
Aussitôt, la noblesse et les députés du commun répondirent qu’ils étaient prêts à verser leur sang pour l’indépendance de la Couronne.
J’ai approuvé que la noblesse adressât aux évêques de France une lettre dénonçant « les déraisonnables entreprises, les outrageuses nouvelletées, la perverse volonté de cet homme, le pape ».
Mais les prélats hésitaient, sollicitant du pape la « révocation de ses injonctions ».
Qui pouvait croire que Boniface VIII s’inclinerait ?