Il traita Pierre Flote d’hérétique. Il menaça, et la colère saisit tous ceux – j’en étais – qui lurent les lettres de Rome.
« Nous savons les secrets du royaume de France, y écrivait Boniface VIII. Nous savons ce que les Allemands, et ceux du Languedoc et ceux de Bourgogne, pensent des Français… Nos prédécesseurs ont déposé trois rois de France… Nous aurons le chagrin de déposer celui-ci, s’il ne vient pas à résipiscence ! »
J’étais indigné.
Boniface VIII menaçait aussi tous ceux des évêques qui ne se rendraient pas au concile de Rome de les déposer.
Et il avait dit à un messager des prélats français : « Que le roi ne nous pousse pas à bout, nous ne le souffririons pas ! … Nous déposerions Philippe le Bel comme un valet ! »
J’eus l’impression d’être souffleté quand le pape avait ajouté :
« Le royaume de France est désolé entre tous ceux de la Terre. Il est pourri de la tête aux pieds ! »
76.
Je me suis souvenu des propos de Boniface VIII au soir du 11 juillet 1302, quand, dans les fossés entourant la ville de Courtrai, j’ai vu les corps de centaines et de centaines de chevaliers, mes compagnons, qui étaient venus s’empaler sur les longs couteaux plantés en terre par les milices flamandes.
Ceux qui avaient survécu avaient été égorgés par les tisserands venus de toutes les villes de Flandre.
Ce soir-là, dans l’odeur de mort et de sang, j’ai pensé que le royaume de France, comme l’avait dit Boniface VIII, était bien le plus désolé de tous les royaumes de la Terre, et j’ai craint qu’il ne fût pourri de la tête aux pieds.
Rien, pourtant, n’avait pu laisser prévoir que je vivrais la défaite la plus grande de la chevalerie française, au terme de la bataille la plus sanglante que, de mémoire d’homme, on eût connue. Les tisserands flamands de Courtrai, de Gand, de Bruges, et les mercenaires qu’ils avaient formés en milice, l’avaient pourtant emporté sur l’armée de Philippe le Bel, tuant Robert II d’Artois, le connétable Raoul de Nesle, le conseiller du roi, Pierre Flote, et Jacques de Châtillon, l’oncle de la reine de France.
Les Flamands n’avaient fait aucun prisonnier. Ils voulaient exterminer tous ceux qui étaient du royaume de France.
Tout, pourtant, avait commencé par la victoire du roi.
Le comte Gui de Dampierre et deux de ses fils – Robert de Béthune et Guillaume de Crèvecoeur – s’étaient rendus à merci à Philippe le Bel.
Je les avais vus, repentants, s’agenouiller devant le roi et les barons assemblés dans le palais du Louvre, et solliciter la clémence du souverain, connaître les conditions que celui-ci leur dicterait et qu’ils s’engageaient à respecter.
J’ai cru que, selon les usages de la royauté, Philippe le Bel allait – comme l’auraient fait Philippe Auguste, Saint Louis, ou son propre père Philippe III – accorder son pardon.
Mais Philippe l’Énigmatique avait paru ne pas entendre la requête et il avait donné l’ordre, sans s’adresser au comte de Flandre, de conduire ces félons dans son château de Vincennes où ils seraient retenus.
Puis, indifférent aux murmures de l’assistance dont je n’ai su si elle approuvait le roi ou marquait l’étonnement et la désapprobation, Philippe le Bel avait désigné Jacques de Châtillon, l’oncle de la reine de France, comme gouverneur de Flandre.
Et il avait annoncé qu’il se rendrait en visite royale dans les villes du comté.
J’ai fait partie de cette chevauchée, mêlé à la troupe nombreuse des chevaliers et des barons qui escortaient le roi et la reine.
Je n’avais jamais vu ces villes opulentes de Bruges, de Gand, de Courtrai, avec leurs beffrois et leurs halles, leurs maisons cossues, leurs échoppes de changeurs et de marchands de drap.
Je fus frappé par les tisserands qui se pressaient dans les rues. Parfois leur nombre et leurs visages fermés m’inquiétèrent. À Bruges, le silence accueillit le roi de France. Dans les autres villes, on fut sans hostilité. Mais je restais sur mes gardes, confiant mes inquiétudes aux autres chevaliers qui se persuadaient que le voyage était triomphal, que partout les fleurs de lis allaient, sur les bannières, remplacer le lion noir de Flandre.
Mais je ne pouvais imaginer ce qui survint.
Les tisserands de Bruges, guidés par celui qu’ils nommaient leur roi, de Coninck, un miséreux de petite taille et de membres grêles, mais respecté, attaquèrent les échevins, accusés d’avoir rallié le roi de France, d’être riches, de refuser de payer leurs tisserands, d’oublier qu’ils étaient flamands et non d’abord marchands de drap.
Les deux derniers fils de Gui de Dampierre, Jean et Gui de Namur, se joignirent à de Coninck et prirent la tête de la révolte.
J’étais avec la troupe de chevaliers qui accompagnaient Jacques de Châtillon, gouverneur de Flandre, lorsqu’il entra dans Bruges, le 17 mai 1302, pour rétablir l’ordre.
Le lendemain matin, je fus réveillé par le tumulte et les cris. Des chevaliers hagards se précipitaient vers le palais comtal où j’avais passé la nuit avec Jacques de Châtillon.
Au cours de la nuit, les habitants avaient égorgé les chevaliers, les hommes d’armes qu’ils avaient été contraints d’accueillir dans leurs maisons.
C’était, ce 18 mai, un vendredi, les Matines de Bruges, rouge sang.
Nous dûmes quitter la ville, fuir au grand galop devant les émeutiers qui, armés de coutelas, déferlaient dans les rues de Bruges, et il en fut ainsi à Ypres, à Courtrai, à Gand et dans toutes les villes de Flandre.
On traquait le Français, on l’égorgeait. C’était la guerre entre les métiers et le roi de France.
Comment n’aurions-nous pas cru qu’il suffirait de quelques coups de glaive, d’une charge de chevaliers pour disperser comme volée de moineaux ces tisserands, ces gueux de Flandre ?
Certains chevaliers, qui avaient guerroyé en Flandre, nous conseillèrent de faire avancer d’abord les dix mille arbalétriers italiens au service du roi de France.
Après seulement, quand ils auraient lancé leurs traits, les chevaliers chargeraient.
Jacques de Châtillon et le connétable Raoul de Nesle se récrièrent : les chevaliers de France chasseraient cette piétaille des métiers en une seule chevauchée. Quand ces tisserands verraient déferler vers eux les chevaliers, lances baissées, heaume enfoncé, armure nouée, ils déguerpiraient.
J’ai dit qu’il n’en fut pas ainsi.
Dieu, par miracle, écarta les flèches qui se dirigeaient vers moi, ou les brisa. Il retint mon cheval au bord des fossés creusés par les tisserands devant leur ville de Courtrai.
Mais je vis s’empaler sur les longs coutelas mes compagnons.
Ce 11 juillet 1302, devant Courtrai, les Flamands nous égorgèrent et le sang de la chevalerie française coula à gros flots, comme jamais, même en terre infidèle, cela ne s’était produit.
J’ai dit qu’aucun usage ne fut respecté par les tisserands et leurs mercenaires : pas un chevalier ne fut gardé vivant pour obtenir rançon.
Il n’y eut point de prisonniers, seulement des morts.
J’ai dit lesquels.
Les Flamands prirent comme trophées les éperons dorés des chevaliers morts et les déposèrent dans leurs cathédrales, car pas une ville n’échappa à leurs mains.
Ils prirent Douai et Gand, Ypres et Lille, toutes les cités de Flandre.
Le lion noir de Flandre ne fut jamais brandi aussi haut, et les cris de joie qui le saluèrent ressemblaient à des rugissements de triomphe.
Ce fut grande humiliation.
Je vis Philippe le Bel, les lèvres serrées, les yeux fixes.
Nous étions serrés autour de lui qui était aussi figé qu’une statue.
Notre défaite – sa défaite – était la victoire de Boniface VIII.