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« Non, non, à Dieu ne plaise ! cria-t-il. Hugues de Thorenc n’en fera rien ! »

78.

J’ai chevauché et le tourment m’a dévoré la poitrine.

Je savais que j’allais faire violence à celui qui prétendait être le vicaire du Christ, le successeur de l’apôtre Pierre.

J’avais été convaincu par ses accusateurs, mais Boniface VIII était chrétien ; avant d’être souverain pontife, il avait été légat du pape. Était-il le « voleur », voire l’assassin de son prédécesseur, comme l’avait prétendu Guillaume de Nogaret ?

J’essayais de m’en persuader.

Mais je pensais qu’il était d’abord l’ennemi du roi de France, mon suzerain, et qu’il voulait vaincre le royaume des lis qui était, depuis les origines, celui de la lignée des Thorenc.

Près des frontières de Sienne, sur le territoire de Florence, je retrouvai Guillaume de Nogaret dans le château du frère du banquier Musciatto dei Francesi.

Nous étions à quelques heures de route d’Anagni, la ville où résidait Boniface VIII.

Guillaume de Nogaret avait appris que le pape se préparait à publier, le 8 septembre, la bulle d’excommunication de Philippe le Bel.

Il fallait agir dès le 7.

Nogaret avait rassemblé quelques centaines d’hommes d’armes, cavaliers et sergents à pied.

La troupe s’avança dans l’aube de ce jour, sous la bannière du Saint-Siège et l’oriflamme à fleurs de lis du roi. Les hommes de la famille Colonna, opposée à Boniface VIII et à sa famille, les Caetani, formaient le gros de la troupe.

On arriva enfin sur la place d’Anagni, et des habitants crièrent « Vive le roi et Colonna ! ».

On pénétra dans la cathédrale qui communiquait avec le château où vivait le pape.

On força les portes, cependant que le palais des Caetani était envahi et pillé.

J’ai vu tout cela.

J’ai vu le pape dans sa chambre, tenant les clés et la croix dans ses mains.

Les hommes de la famille Colonna l’insultèrent. L’un d’eux, Sciarra, menaça de le tuer, et peut-être même le frappa-t-il.

J’avais détourné la tête.

Ce vieillard qui répétait « Eccovi il colo, eccovi il capo » – voici mon cou, voici ma tête –, je ne pouvais le haïr.

Se campant devant le pape, Guillaume de Nogaret assura qu’il voulait le protéger.

« Je veux vous conserver en vie, dit-il, et vous présenter au concile général, et, à ces fins, je vous arrête… »

J’atteste que le pape ne fut ni lié, ni mis aux fers, ni chassé de son hôtel.

Guillaume de Nogaret le garda dans la chambre, et nous étions nombreux à être avec lui.

Le pape dodelinait de la tête, les yeux effarés, comme s’il ne comprenait plus ce qui lui arrivait.

C’est ce vieillard qu’il aurait fallu conduire d’Anagni à Lyon, contre la volonté des Colonna qui voulaient le garder en Italie.

Mais, dans la nuit du 8 au 9 septembre, j’entendis des cris. On hurlait dans la ville : « Vive le pape ! Mort aux étrangers ! »

Près de quatre cents cavaliers romains surgirent et nous fûmes chassés d’Anagni.

Ils emmenèrent Boniface à Rome.

Nous nous mîmes en route afin de regagner le royaume de France.

Nous apprîmes par un messager, qui, disait-il, avait traversé un pays en feu et plein de mauvaises gens, que le pape avait perdu l’esprit et qu’il avait succombé après un mois de démence, le 11 octobre 1303.

Le roi de France l’avait emporté, mais je n’eus pas le coeur à célébrer cette victoire.

Plus tard, je lus les Mémoires qu’avait écrits Nogaret :

« Ledit Guillaume, y disait-il, sachant que celui qui secoue la léthargie et met la camisole de force au frénétique fait oeuvre de charité, quoiqu’il ne soit pas agréable au malade, a secoué et lié Boniface qui était atteint à la fois de léthargie et de frénésie.

« Ledit Boniface comprit alors que cette visitation venait de Dieu. Il reconnut que le fait dudit Guillaume et des siens était une oeuvre de Dieu, non des hommes, et il leur remit toutes les irrégularités qu’ils avaient pu commettre ou laisser commettre, si toutefois ils en avaient commis. »

J’eus honte, pour Guillaume de Nogaret, et de son mensonge et de son outrecuidance.

quatrième partie

(1303-1306)

« Dieu, plus puissant que tous les princes ecclésiastiques et temporels, frappa ledit Seigneur Benoît XI, de sorte qu’il ne lui fut pas possible de me condamner. »

Guillaume de Nogaret

commentant la mort de Benoît XI, le 7 juillet 1304.

79.

J’ai essayé d’oublier ce que j’avais vu et entendu à Anagni.

Je me suis retiré dans mon fief où j’ai chassé chaque jour sur les hautes terres sèches qui entourent le château des Villeneuve de Thorenc.

Je rentrais à la nuit tombée, le corps glacé par les pluies d’automne, et m’endormais, assis dans la vaste cheminée de la grand-salle, celle-là même où mon père, repoussant la mort, m’avait fait le récit de sa vie et de celle de son roi.

J’ai commencé à me remémorer ce que j’avais vécu, et je ne pouvais, au fil des mois, que comparer Saint Louis à son petit-fils, Philippe IV le Bel, l’Énigmatique.

L’un et l’autre, comme jadis Philippe Auguste, leur aïeul, voulaient la grandeur du royaume, et tous deux désiraient que la couronne de France s’imposât comme la plus brillante et la plus puissante.

Mais Saint Louis s’était mis au service de Dieu et la croisade, la libération de la Terre sainte était son but.

Philippe le Bel voulait être d’abord le plus grand roi de la Chrétienté. Et il n’avait pas hésité à briser l’autorité d’un pape qui cherchait à imposer son pouvoir à tous les souverains catholiques.

Le chevalier Guillaume de Plaisians, homme lige de Guillaume de Nogaret, avait exprimé la pensée du roi lorsqu’il avait déclaré :

« La haine de Boniface contre le roi de France vient de sa haine contre la foi, dont ledit roi incarne la splendeur et l’exemplarité. »

Servir le roi était la première obligation du chrétien, puisque c’était servir la foi.

Je me persuadai que c’était là l’ordre divin du monde, et priai Dieu avec ferveur que jamais plus le souverain pontife ne soit l’ennemi du roi de France.

C’était à Philippe le Bel que je devais d’abord obéissance, et lorsque j’appris que les chevaliers, les barons, les seigneurs, tout l’ost était convoqué, le roi ayant décidé d’entrer en campagne, j’avais aussitôt rejoint l’armée royale.

Je me présentai au roi à Tournai le 8 août 1304.

Je n’avais jamais vu Philippe le Bel armé pour le combat. Il portait cotte de mailles et heaume avec gorgerin. Des valets s’apprêtaient à nouer son armure. Il me toisa, puis posa sa main déjà gantée de fer sur mon épaule comme s’il voulait à nouveau m’adouber, et je fis mine de m’agenouiller, mais il me retint.

D’une voix sourde, il prononça les noms de Robert d’Artois, de Raoul de Nesle, de Pierre Flote, de Jacques de Châtillon, d’autres chevaliers encore qui étaient tombés à Courtrai le 11 juillet 1302, quand notre chevalerie avait été défaite par la menue gent des villes de Flandre.

« Tu étais avec eux », ajouta le roi.

Puis il s’éloigna.

Il fallait oublier la blessure de Courtrai, rendre sa gloire aux chevaliers du royaume de France, et – je ne l’ignorais pas – compléter ainsi la victoire que Philippe le Bel venait de remporter sur Boniface VIII.

Il fallait combattre.

Et ce mois d’août 1304, alors que nous chevauchions vers Lille et vers les autres villes de Flandre, la flotte royale commandée par le Génois Rainier Grimaldi envoyait par le fond la flotte flamande.