Nous n’avions plus qu’à vaincre. La chaleur nous dévorait le visage, la terre elle-même était brûlante, et les chevaux levaient haut leurs sabots comme s’ils les enfonçaient dans des braises rougeoyantes.
Le roi avait retenu la leçon de la bataille de Courtrai et le comte de Boulogne commandait d’énormes arbalètes montées sur affût, capables de lancer des centaines de traits meurtriers.
Enfin, le 18 août 1304, à Mons-en-Pévèle, nous vîmes l’armée flamande, aussi nombreuse que la nôtre, et c’était près de cent mille hommes qui allaient ainsi s’affronter.
Les arbalétriers du comte de Boulogne lancèrent leurs traits, et ceux des milices flamandes répondirent, puis leurs piétons et leurs cavaliers nous chargèrent, et c’était comme si une immense vague noire et jaune roulait vers nous, nous recouvrant, nous repoussant.
J’aperçus le roi qui faisait tournoyer sa hache, abattant chevaliers et hommes d’armes qui l’avaient encerclé et s’étaient agrippés à son destrier. Il était en danger et nous chargeâmes pour l’arracher à ces piétons flamands qui, armés de harpons, tentaient de le désarçonner.
Après des heures de combat, la vague flamande reflua et je vis cet amoncellement de corps étendus entre les deux armées.
Nous avançâmes encore et les Flamands reculèrent.
Notre victoire était sanglante.
Les villes capitulèrent et nous entrâmes dans Lille, Béthune, Douai, Orchies.
Je fus envoyé auprès du comte de Flandre, Robert de Béthune, qui avait hérité de son père, Gui de Dampierre. J’accompagnais les conseillers du roi venus lui proposer trêve et paix.
On lui rendrait son fief et il ferait hommage à mon suzerain le roi de France.
Les villes de Gand, de Bruges, de Douai, d’Ypres et de Lille verraient leurs fortifications abattues, leurs alliances rompues.
Pour expier les Matines de Bruges, trois mille habitants de la ville iraient en pèlerinage.
Et le comte de Flandre devrait verser à Philippe le Bel vingt mille livres de rente, quarante mille livres en deniers au comptant, et cinq cents hommes d’armes pour un an.
Les villes et les châteaux de Cassel et de Courtrai resteraient entre les mains du roi jusqu’à exécution complète du traité.
L’humiliation de Courtrai était effacée.
Mais quand j’ai traversé les villes flamandes, j’ai entendu gronder la « menue gent », ceux-là mêmes qui nous avaient vaincus à Courtrai.
Je les ai vus brandir le poing contre les nobles qui avaient accepté les conditions de Philippe le Bel.
J’ai eu hâte de m’éloigner de ces villes et de regagner le royaume de France.
Heureux et fier d’avoir combattu auprès d’un roi que j’avais vu la hache en main comme un preux chevalier, point économe de sa vie.
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J’ai craint que le roi de France, que je servais et admirais, ne fût poursuivi par la vindicte de l’Église.
Certains, dans son entourage, craignaient qu’il ne fût excommunié, accusé d’avoir ordonné à Guillaume de Nogaret de se saisir de Boniface VIII, ce qui avait entraîné la mort du pontife.
Et cette excommunication frapperait ceux qui, aux côtés de Nogaret, avaient fait irruption dans le château d’Anagni, puis dans la chambre du pape.
J’avais été de ceux-là et j’ai pensé que si j’étais ainsi mis au ban de la Chrétienté, je partirais, comme un homme d’armes ayant perdu son nom, pour la Terre sainte et remettrais ainsi ma vie à Dieu.
Je fis part de mes craintes et de mes projets à Guillaume de Nogaret, qui me rassura.
Il avait vu Philippe le Bel, qui l’avait récompensé pour son action à Anagni.
Le roi persistait. Il avait demandé à Nogaret de poursuivre le procès engagé contre Boniface VIII et que la mort ne devait pas interrompre.
Boniface VIII restait accusé de simonie, de sodomie, d’hérésie.
Et le nouveau pape, qui venait d’être élu et avait pris le nom de Benoît XI, devait comprendre que s’il menaçait d’excommunication le roi de France ou tels de ses agents, l’écho le plus grand serait donné au procès de Boniface VIII.
« On trouvera des témoins », avait dit Nogaret.
Philippe le Bel avait désigné Nogaret comme l’un de ses ambassadeurs auprès du nouveau pape, et c’était là manière d’affirmer qu’il n’abandonnerait pas son chevalier et conseiller.
Je ne m’étais pas joint à l’ambassade de Nogaret. Benoît XI, craignant un coup de force contre lui, ne se trouvait pas à Rome et n’osait quitter sa ville de Pérouse.
J’appris qu’il avait délivré le roi de France de toutes les condamnations et censures qui avaient pu être prononcées contre lui par son prédécesseur, Boniface VIII. Mais il voulait juger les coupables d’Anagni, Guillaume de Nogaret et ses compagnons, donc moi.
Je lus avec inquiétude la bulle du pape visant les auteurs « de ce crime monstrueux, que des hommes très scélérats ont commis contre la personne du pape Boniface, de bonne mémoire… Tous les crimes à la fois : lèse-majesté, crime d’État, sacrilège, séquestration de personnes, rapine, vols, félonie. Nous en restâmes stupéfaits… Ô forfait inouï ! Ô malheureuse Anagni qui as souffert que de telles choses s’accomplissent dans tes murs ! Que la rosée et la pluie tombent sur les montagnes qui t’environnent, mais qu’elles passent sur ta maudite colline sans l’arroser !… ».
J’étais donc accusé de tous ces crimes, et, puisque Benoît XI avait disculpé Philippe le Bel, pourtant ordonnateur de l’action de Guillaume de Nogaret, le roi de France pouvait bien nous livrer à la justice pontificale et rétablir ainsi de bonnes relations avec la papauté.
Mais, s’arrêtant devant moi, Philippe le Bel me dit :
« Un suzerain doit protection au vassal qui lui a été fidèle. »
Il ne fit aucune allusion à la bulle du pape, mais je sus qu’il ne m’abandonnerait pas et voulait une victoire complète sur la papauté, donc la soumission du nouveau pape. La transaction que lui avait proposée Benoît XI ne lui suffisait pas.
J’appris que Guillaume de Nogaret avait présenté son acte d’accusation contre Boniface VIII, puis s’était hâté de quitter l’Italie.
Je vis Nogaret à son retour. Il ne pérorait pas, mais son calme et son assurance donnaient, davantage que de mâles propos, une impression de force et d’invulnérabilité. Il était le protégé du roi de France, du prince le plus puissant de la Chrétienté, du souverain qui l’avait emporté sur la papauté sans que celle-ci osât le combattre et l’excommunier.
Là où son aïeul Philippe Auguste avait échoué, il triomphait.
Car Benoît XI venait à son tour de trépasser et son successeur n’était autre que Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux, qui prit le nom de Clément V. Son oncle avait été évêque d’Agen et son frère, archevêque de Lyon. Son élection était bien la preuve de la pression efficace qu’exerçait Philippe le Bel sur l’Église.
Je savais que, sans relâche, Guillaume de Nogaret revenait sur la nécessité d’ouvrir le procès de Boniface VIII. Et tout pape craignait le tombereau d’immondices qu’on allait déverser sur le défunt pontife, dont toute la papauté serait éclaboussée.
Nogaret exhortait le roi de France à agir et à s’affirmer par là comme le protecteur de Rome.
« Vous avez assumé contre Boniface la défense de la foi et de l’Église à la face du monde ; craignez de l’abandonner ! écrivait-il à Philippe le Bel… Souvenez-vous que les hypocrites sont abominables à Dieu… »
L’impudence et l’audace de Guillaume de Nogaret me fascinaient. Il confiait d’un ton mesuré des mensonges que nul n’osait démentir :
« La cour pontificale allait me juger à Pérouse, racontait-il. Benoît XI le voulait. La sentence allait être prononcée contre moi. Le pape avait fait dresser sur la place, devant son hôtel, un échafaud tendu de drap d’or… Mais, ce jour-là, Dieu, plus puissant que tous les princes ecclésiastiques et temporels, frappa ledit Seigneur Benoît, de sorte qu’il ne lui fut pas possible de me condamner. »