La mort de Benoît XI, qui allait permettre l’élection de Bertrand de Got, était-elle le signe que Dieu protégeait Nogaret et le roi de France ?
Je crus à ce miracle.
Mais, il y a peu, après la mort de Philippe le Bel, je sus comment on peut aider la main de Dieu.
Une religieuse s’était présentée au pape Benoît XI comme la tourière des soeurs de Sainte-Patronille.
Elle voulait offrir au pape des figues fraîches de la part de son abbesse.
L’abbesse était la dévote de Benoît XI.
Et celui-ci, qui, habituellement, se méfiait des empoisonneurs, accepta les figues, les mangea et mourut.
On prétendit qu’il avait été victime de sa gloutonnerie.
Puis on apprit que la religieuse n’était qu’un jeune homme grimé. On le vit se défaire de son déguisement, puis s’enfuir de Pérouse.
Il ne fut jamais retrouvé, et l’on ne peut qu’imaginer le parti de ceux qui l’avaient payé pour ce crime.
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Ce crime, la disparition de Benoît XI, je n’avais pas osé penser qu’il profitait à Philippe le Bel, ce roi énigmatique dont je n’avais eu qu’à me louer, mais dont, de plus en plus souvent, le regard fixe, vide de sentiment, l’impassibilité et le mutisme m’inquiétaient.
Il était maintenant le maître de la papauté, et Bertrand de Got, devenu le pape Clément V, ne pouvait que se soumettre à ses volontés. Il était entouré de cardinaux français et s’était installé en Avignon dès 1309.
J’ai plusieurs fois traversé le Comtat Venaissin, frappé par l’opulence des villes, les hôtels que les seigneurs et prélats qui formaient la cour du pape y faisaient construire.
J’ai vu plus tard – Philippe le Bel étant mort depuis peu, je me rendais dans le fief des Villeneuve de Thorenc – s’élever les premières tours et courtines du Palais des papes. Ce devait être en l’an 1317, il y a ainsi à peine cinq années.
Jean XXII avait alors succédé à Clément V.
Celui-ci avait été bon serviteur du roi de France, ordonnant d’effacer des registres de l’Église de Rome toutes sentences qui avaient pu être portées contre Philippe le Bel et ses agents royaux.
Une bulle avait même été promulguée, déclarant que le pape ne recevrait plus aucun acte où serait blâmé le zèle de Philippe et de ceux qui agissaient en son nom contre ledit Boniface VIII.
« Ce zèle a été louable », concluait Clément V.
Je n’avais plus à redouter un jugement d’Église.
Guillaume de Nogaret et les chevaliers qui l’accompagnaient – j’étais l’un d’eux, on le sait – étaient absous.
Et cependant j’étais inquiet, craignant non plus le pape, mais le roi.
J’étais cependant un vassal toujours fidèle et désireux de le servir, mais je mesurais que sa puissance était sans limites.
Le roi avait changé, plus énigmatique encore, et surtout plus sombre, la tête souvent penchée comme si une main pesait sur sa nuque.
Il approchait des quarante ans et son épouse Jeanne de Lorraine et de Champagne venait d’être rappelée auprès de Dieu.
La maladie avait été brève et brutale, et le bruit s’était répandu que l’évêque de Troyes, Guichard, qui avait été son familier, avait, en déchaînant des puissances maléfiques, provoqué la mort de la reine à laquelle l’opposait un différend d’argent, Guichard ayant perçu indûment des revenus.
J’ai vu ce gros homme court et rougeaud, au nez camus, qui, entouré de sergents royaux venus se saisir de lui, n’en paraissait pas moins colérique et brutal, jurant de son innocence.
Mais il était évêque, et à observer et écouter Guillaume de Nogaret, je compris qu’il s’agissait, en accusant Guichard, d’intimider et de soumettre les autres évêques.
Ils savaient qu’ils pouvaient eux aussi connaître le même sort.
Pour accabler Guichard, Guillaume de Nogaret avait rassemblé les accusations de près de deux cents témoins qui avaient prêté serment devant Dieu de dire la vérité.
J’ai assisté à une réunion des clercs et du peuple dans le jardin du roi, à la pointe de la Cité, à Paris. On y prêchait contre Guichard, l’évêque, comme on avait prêché contre Boniface, le pape.
J’ai en mémoire – et en suis encore troublé – tous les dires qui prétendaient que l’évêque Guichard n’était pas un homme ; sa mère, Agnès, l’avait conçu d’un démon qui l’infestait ; il avait empoisonné son prédécesseur ; il était faux-monnayeur ; quand il retirait son capuchon, des démons s’en échappaient ; il avait des estafiers à son service, qui tuaient pour lui ; il avait une concubine, Jaquette, la femme d’un boucher de Provins, et malheur à ceux qui parlaient mal d’elle ; il vendait la justice ecclésiastique ; il avait fait hommage au Diable, et, en compagnie d’une sorcière et d’une religieuse versées en ces matières, il avait fabriqué une image de cire de la reine Jeanne, et l’avait percée à coups d’épingle, de quoi la reine était morte malgré l’art des médecins ; il avait composé du poison avec des couleuvres, des scorpions, des crapauds et des araignées venimeuses, et il avait indiqué à un ermite complice le moyen de l’administrer aux princes du sang. Et toute sa vie il avait été sodomite…
J’avais eu part des aveux de la sorcière qui assurait qu’elle avait vu le Diable sous la forme d’un moine noir avec des cornes au front et battant des ailes. Il avait longuement causé avec l’évêque Guichard.
J’ai su aussi que le valet de chambre du prélat, qui n’avait pas témoigné contre lui, avait été suspendu en l’air, tout nu, par les quatre membres écartés, accrochés à des anneaux scellés dans les murailles.
Et le valet avait alors assuré qu’il avait vu lui aussi l’évêque converser avec le Diable.
Et le pape Clément V écrivit :
« Il est venu jusqu’à nos oreilles que notre vénérable frère l’évêque de Troyes (s’il mérite toutefois d’être appelé ainsi) s’est laissé aller à des actes damnables et dignes d’exécration… »
Telle était la puissance de Philippe le Bel, l’Énigmatique, qu’on ne pouvait que s’incliner devant lui.
L’archevêque de Lyon, Pierre de Savoie, avait bien tenté de lui résister en ameutant contre les agents du roi une partie des habitants, cependant que les bourgeois de Lyon faisaient au contraire appel au roi de France pour les défendre contre le prélat. Et certains s’étaient réfugiés dans le château de Saint-Just qui relevait du roi de France.
Philippe ordonna qu’une armée commandée par son fils aîné Louis de Navarre – celui que je connus plus tard sous le nom de Louis X le Hutin, qui ne régna qu’à peine deux ans – fît capituler la cité.
Je fus de cette armée, chevauchant aux côtés de Louis de Navarre, portant souvent l’oriflamme à fleurs de lis. Je ne cherchais pas à savoir si, dans ce différend, qui, du roi ou de l’évêque, avait, selon les légistes, raison.
J’étais du parti du roi de France et je celais mes inquiétudes sur la démesure de son pouvoir.
Je saisis au nom du roi l’archevêque Pierre de Savoie et le conduisis en France pour qu’il y demeurât captif.
Après quelques années, il fit allégeance au roi, redevint prélat de Lyon et primat des Gaules, et la ville entra ainsi dans le royaume de France.
Je me convainquais que toutes les actions de Philippe le Bel – les plus démesurées comme celles qui faisaient germer en moi le doute – n’étaient que les affluents destinés à grossir un fleuve royal, celui des lis de France.