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Comme ses aïeux Philippe Auguste et Saint Louis, Philippe l’Énigmatique voulait l’accroissement, la grandeur et la gloire du royaume.

Pour cela, il fallait que fussent pleines les caisses du Trésor royal.

Et tous ceux, Juifs et Lombards, qui étaient des manieurs d’argent pouvaient un jour, sans même que le roi avance le moindre prétexte, être dépouillés à son profit.

J’ai vu un mandement du roi publié dans tous les bailliages et sénéchaussées, prononçant l’expulsion des « Italiens » :

« Nos sujets sont dévorés par leurs usures. Ils violent nos ordonnances. Ils troublent le cours de nos monnaies… »

Un sort plus rigoureux encore fut réservé aux Juifs. Au mois de juillet 1306, le même jour, tous furent arrêtés, leurs biens et leurs livres de commerce saisis d’un bout à l’autre du royaume. On mit en vente publique leurs biens, on chercha les trésors qu’ils avaient pu dissimuler. On promit la cinquième partie de leur valeur à ceux qui les trouvaient.

Les plus belles pièces de ces trésors cachés étaient réservées au roi, et le reste – joyaux, coupes, anneaux – était vendu au profit de l’Hôtel des Monnaies.

Les maisons, les écoles, les autres biens immobiliers appartenant aux Juifs furent eux aussi mis en vente.

Il fallait faire vite pour remplir les caisses du roi.

J’ai accepté tout cela.

Mais j’ai détourné la tête pour ne pas voir comme on frappait et brûlait les Juifs.

Il y a encore peu de mois, en l’an 1321, j’ai vu, je l’ai dit, les Juifs traités comme des lépreux, leurs prétendus complices. Et j’ai appris qu’on en fit sauter cent soixante dans une fosse dont le fond avait été garni de fagots enflammés.

On m’a rapporté qu’« il y en avait qui chantaient comme s’ils allaient à la noce ».

Est-ce que le Christ crucifié a voulu cela ?

Est-il un Dieu de vengeance, ou de pardon et de miséricorde ?

N’était-il pas juif parmi les Juifs ?

Ce que j’écris là est peut-être hérésie, mais c’est l’aveu de mon doute et de ma douleur.

Ils pèsent peu, face aux besoins d’or et d’argent.

En cela, le roi Philippe IV le Bel est infidèle à son aïeul Saint Louis, roi de bonne monnaie.

Au contraire, j’entends partout murmurer que Philippe est un « faux-monnayeur » qui altère les monnaies, remplit ses coffres avec le bénéfice qu’il tire du monnayage, par quoi l’on fait un plus grand nombre de pièces avec moins d’or et d’argent.

Et quand, en 1306, il décide « le retour à la bonne monnaie du temps de Saint Louis », on craint que ce ne soit encore une nouvelle manière de tondre les sujets du royaume.

J’ai vu les rues de Paris envahies par les épiciers, les foulons, les tisserands, les taverniers. Ils ont pillé les demeures des riches bourgeois qui exigeaient qu’on paie les loyers en monnaie forte, cette bonne monnaie à nouveau « monnayée », alors que l’on ne possédait plus que de la mauvaise.

Les émeutiers ont tout brisé. Ils ont défoncé les tonneaux, bu jusqu’à l’ivresse, éventré les coussins et les oreillers, et répandu les plumes dans la boue.

Armés de bâtons, ils se sont rendus au Temple, le manoir des Templiers, où le roi se trouvait avec ses barons.

J’étais à quelques pas du manoir, mais je ne pus y pénétrer, repoussé par la foule menaçante qui jetait dans la boue tout ce que l’on apportait pour le roi.

Le prévôt de Paris, près duquel je me tenais, réussit à apaiser les émeutiers, qui s’éloignèrent, et le roi put regagner le palais royal de la Cité.

Le lendemain, on a arrêté une centaine d’émeutiers et on en a pendu vingt-huit aux quatre ormes des quatre entrées de la ville.

Puis on a accroché les cadavres à quatre gibets neufs.

L’argent, je m’en persuadai ce jour-là, était lié à la mort.

cinquième partie

(1306-1314)

« La raison souffre de voir des hommes s’exiler au-delà des limites de la nature ; elle est troublée de voir une race oublieuse de sa condition, ignorante de sa dignité, ne pas comprendre où est l’honneur. »

Guillaume de Nogaret,

sur les Templiers, 1307.

82.

J’étais un vieil homme.

En ces années-là qui commençaient un autre siècle, le quatorzième depuis la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ, j’avais atteint la cinquantième année de ma vie.

La plupart de ceux avec qui j’avais chevauché au fil du temps avaient été rappelés par Dieu.

Autour de moi, à la cour de Philippe le Bel, l’Énigmatique, personne n’avait de ses yeux vu l’aïeul sacré du roi, Saint Louis, qui m’avait adoubé écuyer avant de partir pour sa dernière croisade. Je savais donc que j’étais proche du terme de ma vie. Et je n’imaginais pas que les plus douloureuses épreuves étaient encore devant moi.

Cependant, les signes annonçant que le royaume de France allait être frappé par la tourmente avaient été nombreux.

Mais, quoique témoin de ces événements, j’avais refusé de les voir.

Il y avait eu d’abord, le 14 novembre 1305, lors du couronnement à Lyon du pape Clément V, un avertissement de Dieu.

Le roi avançait, tenant la bride du palefroi du pape, quand, tout à coup, pendant que cette procession quittait l’église de Saint-Just, un énorme pan de mur s’effondra.

Le pape fut jeté à terre, une escarboucle de sa tiare fut arrachée. Dans la poussière, j’entendis des cris de douleur.

Sous les pierres amoncelées, je découvris le frère du roi, Charles de Valois, couvert de sang, blessé.

Et près de lui gisaient écrasés, morts, le comte de Bretagne, un frère du pape et un cardinal italien, Matteo Orsini.

J’ai cru qu’il ne s’agissait là que d’un accident.

Aujourd’hui, j’y vois le premier signe du mécontentement de Dieu après les morts de Boniface VIII et de Benoît XI, les actions et les mensonges de Guillaume de Nogaret qui les avaient provoquées.

Nogaret dont j’avais été le complice.

Puis il y eut cette sédition en plein Paris, Philippe IV le Bel et ses barons ne pouvant quitter le manoir du Temple encerclé par les émeutiers.

Lorsque, après des heures, de l’aube à la nuit, le roi avait pu sortir, j’avais remarqué sa pâleur, la fixité de son regard, l’expression de son visage, mâchoires serrées, rides d’amertume autour de la bouche.

Les jours suivants, j’avais perçu, malgré la pendaison des meneurs de l’émeute, comme la colère du roi persistait.

J’ai entendu Guillaume de Nogaret accuser les Templiers d’avoir suscité cette sédition. Ils avaient voulu humilier le roi, montrer la puissance que leur conférait la richesse qu’ils avaient accumulée depuis la fondation de leur ordre, au concile de Troyes, en 1128.

Leur forteresse, dont pendant plusieurs heures le roi avait pu arpenter les salles, était, dans la capitale du royaume, un défi au pouvoir royal.

Depuis mon plus ancien aïeul, Martin de Thorenc, ma lignée était affiliée à l’ordre du Temple, et je savais que ces « chevaliers du Christ », qui voulaient constituer la milice du Seigneur, n’avaient eu pour ambition que d’être le glaive de l’Église et du roi en Terre sainte.

Mais moi, Hugues Villeneuve de Thorenc, au service du roi, je n’avais pas été reçu chevalier du Temple, même si, par mes aïeux, je me sentais proche de l’Ordre.

Comment aurais-je pu imaginer qu’il fût accusé d’être l’ennemi du roi de France et de la Chrétienté ?

Il m’eût pourtant suffi de me souvenir que la quête d’argent engendre la mort.

J’avais vu les Juifs jetés au bûcher, leurs biens saisis, vendus au grand profit du Trésor royal.