Naturellement, il ne dormit pas. D’abord parce que la sieste ne faisait pas partie de ses habitudes, ensuite parce que, en dépit de son apparente sérénité, cette histoire l’embêtait. Il n’avait pas envie de s’éterniser à Séville. En outre, le commissaire Gutierez ne lui inspirait aucune confiance : s’il l’avait relâché, c’était peut-être pour se donner le temps de réfléchir à la meilleure façon de contourner la protection royale sans y laisser sa carrière, mais il était décidé à le reprendre sous sa griffe. Quelle que puisse être l’issue de la confrontation du lendemain, Morosini était à peu près certain que l’on trouverait le moyen de lui faire tâter de la prison.
Un coup frappé à sa porte vint interrompre sa crise de morbidezza, comme on disait chez lui, et sa lente descente vers les profondeurs obscures du découragement. Il alla ouvrir et se trouva en face d’un groom en tenue rouge galonnée qui offrait une lettre sur un plateau d’argent. Ce n’était en fait qu’un billet mais, en le lisant, Aldo eut l’impression que l’on venait de lui insuffler une bouffée d’oxygène : en quelques mots, la duchesse de Medinaceli le priait de venir bavarder un instant avec elle vers sept heures : « Nous serons entre nous. Venez, je vous en prie. Il me déplairait que vous emportiez de Séville une image déplaisante. »
Cela voulait-il dire que dona Ana était au courant et n’ajoutait aucune foi à l’accusation portée contre lui ? Il voulait l’espérer. Et puis l’aimable femme saurait peut-être quelque chose au sujet des bijoux.
Aussi fut-ce avec enthousiasme qu’il alla prendre une douche avant d’endosser un élégant complet gris anthracite dont la coupe irréprochable rendait pleine justice à ses larges épaules, ses longues jambes et ses hanches étroites. Une chemise blanche pourvue d’un col à coins cassés et une cravate de soie dans les tons gris et bleus fondus complétèrent une toilette parfaite pour rendre visite à une dame en fin de journée. Un rapide coup d’œil à une glace lui apprit que ses épais cheveux bruns grisonnaient aux tempes mais il s’en soucia peu. Au demeurant, cela convenait à sa peau mate tendue sur une ossature d’une arrogante noblesse et à ses yeux dont le bleu acier pétillait le plus souvent d’ironie.
Tranquille sur son aspect physique, il prit un chapeau, des gants et appela le portier par le téléphone intérieur pour demander une voiture devant laquelle, un moment plus tard, s’ouvrit le portail de la Casa de Pilatos.
Il trouva la maîtresse de maison sous la loggia du « grand jardin ». Vêtue d’une robe de crêpe romain d’un rouge sombre, quelques rangs de perles autour du cou, elle l’attendait assise dans un grand fauteuil d’osier, auprès d’une table sur laquelle des rafraîchissements étaient disposés. Morosini nota qu’elle semblait nerveuse, anxieuse même, pourtant elle répondit à son baisemain par un charmant sourire :
– Comme c’est aimable à vous d’être venu, prince ! Revoir ce palais ne doit pas vous causer un plaisir infini…
– Pourquoi donc ? C’est une fête pour les yeux, dit Aldo avec douceur en laissant son regard errer sur la jungle fleurie et embaumée d’un de ces jardins qui sont l’une des plus belles manifestations du génie andalou.
– Sans doute, mais il s’y passe des choses bien déplaisantes. Je ne saurais vous dire à quel point je me sens confuse, et tourmentée, que l’on ait osé vous mêler à cette vilaine affaire de tableau volé. Vous auriez dû venir m’en parler sur-le-champ. Sans dona Isabel je l’ignorerais encore…
– Ah ! C’est elle qui…
– Oui, c’est elle qui… Cette accusation est ridicule. Nous ne nous connaissons guère mais votre réputation parle pour vous. Il faut avoir le cerveau fêlé de ce pauvre Fuente Salida pour s’en prendre à vous. Quant à cet écervelé qui prétend vous avoir vu poursuivre une dame qui n’existait pas, je vais le renvoyer…
– N’en faites rien, surtout ! Le pauvre garçon n’a dit que la vérité. Il m’a bien vu sortir. Il traversait la cour d’honneur avec un plateau de verres et je lui ai demandé le nom d’une dame que j’étais seul à voir. Lui n’a rien vu du tout…
– Et le commissaire en a conclu que vous cherchiez à détourner son attention afin de permettre à un ou une complice de sortir le portrait…
– C’est à ça qu’il pensait ? Il aurait pu me le dire. En tout cas c’est ridicule, fit Aldo en riant. Comment aurais-je pu détourner son attention en lui désignant une dame qu’il ne voyait pas, et qui…
Il s’interrompit : un domestique imposant comme un ministre venait d’apparaître pour servir les rafraîchissements. Morosini accepta un doigt de xérès, imité en cela par son hôtesse. Puis, aussi silencieusement qu’il était sorti d’un bouquet d’orangers en fleur, l’homme s’effaça.
La duchesse fit tourner un instant son verre entre ses doigts :
– Cette femme, pouvez-vous me la décrire ?
– Bien sûr. Je peux vous dire aussi jusqu’où je l’ai suivie… Seulement… j’ai peur que vous ne me preniez pour un fou, doña Ana.
– Dites toujours !
Elle écouta sagement, sans mot dire et sans surprise apparente, puis elle déclara le plus tranquillement du monde :
– Certains prétendent qu’elle apparaît ici tous les ans à pareille date. Moi je ne l’ai jamais vue parce qu’elle ne se montre qu’aux hommes.
– Vous la connaissez donc ?
– Tous les Sévillans connaissent l’histoire de la Susana. Elle est inscrite dans notre mémoire collective. Mon beau-père prétendait l’avoir rencontrée… et aussi l’un de nos maîtres d’hôtel que l’on a retrouvé un matin errant par les rues et totalement privé de raison. On dit qu’elle revient ici pour le portrait de la Reine, mais surtout pour le rubis qu’elle porte au cou. Après tout, c’est peut-être elle qui a volé le tableau ?
– Je ne crois pas qu’elle en ait eu la possibilité. Quand je la suivais, en tout cas, elle ne portait rien. Mais puisque nous parlons du joyau représenté sur la toile, sauriez-vous ce qu’il est devenu ? Une pierre de cette importance doit avoir laissé sa trace dans l’Histoire ?
La duchesse écarta ses petites mains chargées de bagues dans un geste d’ignorance.
– J’ai honte d’avouer que je n’en sais rien. Pourtant, nous descendons de ce marquis de Denia qui fut le geôlier de Tordesillas où la pauvre reine subit une si longue captivité et parfois dans d’affreuses conditions. Denia et sa femme étaient rapaces au-delà de toute expression et j’ai tout lieu de croire qu’ils ont pu faire main basse sur les quelques bijoux que la pauvre reine conservait. Mais il se peut aussi qu’au moment de sa mort le rubis ne lui ait plus appartenu, sinon il nous serait peut-être parvenu par voie d’héritage. Il est possible que dona Juana l’ait offert à sa dernière et si précieuse fille Catalina quand celle-ci a quitté Tordesillas pour épouser le roi de Portugal. Mais j’y pense : puisque vous deviez, demain, être confronté à Fuente Salida, nous pourrions lui demander ce qu’il en sait ? Je crois qu’il n’ignore rien de ce qui touche à la reine folle.