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A mesure qu’il donnait ses ordres, le commissaire s’épanouissait comme une rose au soleil et ce fut avec un demi-sourire qu’il ingurgita son premier verre de vin, fit claquer sa langue avec une satisfaction que son hôte ne partageait guère. Le vin en question était plutôt râpeux mais devait titrer presque autant qu’un honnête marc de Bourgogne.

– Répétez-moi un peu ce que vous êtes allé faire chez le marquis ?

– Je croyais avoir été assez clair, fit Aldo en remplissant généreusement le verre de son compagnon : j’ai demandé des explications, on me les a données et nous avons fait la paix… d’autant plus facilement que le cher marquis commençait à regretter ses accusations. Et comme l’œil rond du policier se chargeait de soupçons, il ajouta : Me trompai-je ou bien n’avez-vous pas été convaincu par ce que vous a dit la duchesse de Medinaceli ?

Dans la modeste salle d’auberge, le grand nom retentit comme un coup de gong, mettant visiblement mal à l’aise l’entêté policier : c’était en quelque sorte comme si on le mettait au défi de traiter dona Ana de menteuse… Il accusa le coup, parut se rétrécir :

– N… on, marmotta-t-il, mais je sais que la noblesse forme un vaste club dont les membres se soutiennent entre eux…

– Vous auriez dû dire ça au marquis de Fuente Salida quand il me traitait de voleur.

– Mais, enfin, il faut tout de même bien que quelqu’un l’ait pris, ce fichu portrait ? Que VOUS ne soyez pas parti avec, j’en conviens, mais rien n’empêche que vous n’ayez eu un complice, dûment rétribué, dans la place ?

Morosini remplit le verre de son vis-à-vis et se mit à rire :

– Tenace, hein ? Et têtu. Je ne vois pas ce que je pourrais faire pour vous convaincre. Croyez-vous que je serais venu jusqu’ici…

– … Pour convaincre le marquis de reconnaître votre innocence ? Pourquoi pas ? Après tout, rien ne dit que vous n’êtes pas complices tous les deux.

Sur la tempe d’Aldo une petite veine se mit à battre comme cela lui arrivait quand il s’énervait ou qu’il flairait un danger. Ce butor était plus intelligent qu’il n’en avait l’air. S’il se mettait dans la tête de fouiner chez Fuente Salida, cela pouvait tourner au drame. Celui-ci pourrait s’imaginer que Morosini l’avait trompé et lui amenait la police après lui avoir tiré les vers du nez : Dieu sait, alors, comment il réagirait et ce qu’il serait capable d’inventer. Néanmoins, son visage était un modèle d’impassibilité quand il suggéra :

– Pourquoi n’allez-vous pas le lui demander ?

– Pourquoi n’irions-nous pas… ensemble ?

– Si cela peut vous faire plaisir. J’aimerais voir comment il vous recevra, dit Aldo avec un sourire suave. Mais finissons d’abord de souper, si vous le voulez bien. Personnellement un dessert me ferait plaisir, accompagné d’un vin plus doux peut-être ? Qu’en pensez-vous ?

– Pas une mauvaise idée, fit l’autre qui achevait avec un regret visible ce qui restait de vin.

C’était même une très bonne idée si Morosini pouvait réaliser celle qui lui venait. Appelé, l’aubergiste apporta du flan, du mazapan et une compote indécise, puis acquiesça volontiers quand son fastueux client lui demanda de « faire un tour à la cave » pour choisir plus commodément. Il s’empressa de prendre une lanterne afin de le guider.

– Je n’ai pas une cave très fournie, señor, s’excusa-t-il.

Mais elle était tout à fait suffisante pour ce que Morosini voulait en faire. À peine au fond, il tira de sa poche un carnet et un stylo, rédigea rapidement et en français un billet mettant le marquis au courant de la situation, déchira la page, la plia soigneusement puis, s’adressant à l’aubergiste qui le regardait faire avec étonnement :

– Vous connaissez le marquis de Fuente Salida ? demanda-t-il.

– Muy bien, señor, muy bien !

– Arrangez-vous pour lui faire porter ceci immédiatement. Vous entendez ? Sans le moindre délai. C’est très important. Même pour Tordesillas !

L’œil du bonhomme s’alluma en voyant le billet de banque joint à l’envoi.

– J’envoie mon garçon tout de suite. Et… pour le vin ?

On dénicha un xérès poussiéreux qui allait coûter au prince le prix d’un Champagne millésimé au Ritz – c’était la seule bouteille qui restait et on la gardait pour une grande occasion ! – après quoi on alla rejoindre le policier qui avait déjà attaqué le massepain.

Une heure plus tard, le heurtoir de bronze agité par Gutierez résonnait sur la porte du marquis, faisant accourir, après un temps, une servante effarée en bonnet de nuit et camisole. Presque sur ses talons apparut don Manrique drapé dans une robe de chambre à ramages, sa figure pâle rendue plus saisissante par la chandelle qu’il tenait à la main.

– Que me veut-on ? demanda-t-il avec une rudesse qui, jointe à son aspect quasi fantomal, fit perdre au policier une partie de son assurance.

Néanmoins, l’obstination fut la plus forte et, après une avalanche d’excuses et de salamalecs, le commissaire exposa ce qu’il voulait : pistant le prince Morosini depuis Séville et très surpris de le voir venir à Tordesillas, il voulait visiter la maison… parce que… euh… eh bien, il se demandait si on ne lui avait pas joué une petite comédie et si…

Le mépris dont le marquis gratifia le policier en aurait écrasé plus d’un mais celui-là, stimulé peut-être par ses nombreuses libations, resta ferme sur ses positions. Il n’avait pas beaucoup d’idées à la fois, mais quand il en avait une il y tenait et la suivait jusqu’au bout. Laissant l’alguazil local requis pour la circonstance surveiller en bas Morosini et Fuente Salida, il suivit d’un pas décidé la servante à laquelle son maître avait enjoint d’allumer dans toutes les pièces et de tout montrer au comisario, y compris la cave et le grenier.

– Cherchez, fouillez ! fit-il, avec une désinvolture de grand seigneur sûr de lui. Nous serons très bien ici pour attendre…

Et sur ce, le marquis alla s’asseoir sur l’un des deux bancs de la salle basse, posa sa bougie à terre et indiqua au bout de la salle l’autre banc à Morosini qui alla s’y s’établir. Le gardien dut se contenter de s’adosser à un pilier.

Pendant le temps que dura la visite, les deux hommes n’échangèrent pas un seul mot. Officiellement, Fuente Salida était indigné que le Vénitien lui eût amené la police, mais le bref et silencieux sourire qu’il lui offrit disait assez qu’à sa façon il appréciait la comédie qu’ils étaient en train de jouer. Pour sa part, Morosini goûta ce long moment de silence dans l’ombre de cette salle où lui et le marquis avaient l’air de veiller quelque invisible mort. C’était très reposant, surtout pour un homme guetté par la migraine ! En effet, Aldo supportait mal les vins sucrés et le xérès, même absorbé en quantité limitée, se révélait redoutable. Il fallait la constitution d’un

Gutierez pour en avaler sans dommage les trois quarts d’une bouteille.

Il commençait à s’assoupir quand le policier revint. Sale à faire peur, couvert de poussière et bredouille, il semblait de fort méchante humeur mais n’en offrit pas moins ses excuses :

– J’ai dû faire erreur. Monsieur le marquis, je vous demande de m’excuser. Avouez cependant que votre soudaine entente avec l’homme que vous accusiez pouvait donner à penser.

– Je n’avoue rien, monsieur. Il serait utile, pour exercer votre… métier, que vous appreniez à connaître votre monde. Serviteur, messieurs ! Je ne vous retiens pas…

On sortit en silence. Cependant, intrigué au plus haut point, Morosini prit prétexte d’avoir laissé tomber un gant pour revenir sur ses pas juste avant que la porte ne se referme sous la main de la servante qu’il bouscula un peu :