– Plan-Crépin ! Le journal !
De nulle part mais sans doute d’une poche dissimulée dans ses amples jupes, Marie-Angéline sortit ce qu’on lui demandait : un numéro du Morning Post datant de l’avant-veille que Mme de Sommières, sans même y jeter un coup d’œil, tendit à Morosini. Un énorme titre, « Mort dans sa prison ! », occupait trois colonnes.
Avec stupeur, Aldo lut que le comte Solmanski, dont le procès devait venir devant le tribunal d’Old Bailey la semaine suivante, s’était empoisonné avec une dose massive de véronal dont on avait retrouvé deux tubes vides auprès d’une lettre dans laquelle le « noble Polonais » déclarait préférer rendre compte à Dieu plutôt qu’aux hommes de ses actes passés, et recommandait à ses enfants le soin de son âme. Il demandait en grâce que l’on voulût bien remettre sa dépouille mortelle à son fils, Sigismond, qui la mènerait jusqu’en Pologne où le comte pourrait reposer dans la terre de ses ancêtres…
– Ses ancêtres ? s’exclama Aldo. Le vieux fourbe n’en a pas un seul là-bas ! Il était russe.
– Puisqu’il a réussi à s’approprier le nom et le titre, il a peut-être acquis le caveau de famille par la même occasion, fit Adalbert en présentant à Mme de Sommières la coupe de Champagne qui était sa boisson favorite et quotidienne lorsque venait le soir.
Aldo cependant consultait la date du journal :
– Ce numéro est d’avant-hier.
– Mais je l’ai acheté hier, indiqua Marie-Angéline. Il faut bien une journée pour qu’une publication anglaise arrive à Paris.
– Sans doute. Ce n’est pourtant pas ça qui m’intrigue. Quand m’as-tu dit que… qu’Anielka était arrivée ici ? demanda-t-il en se tournant vers son ami.
– Il y a cinq jours, je crois.
– Cinq jours en effet, approuva « Plan-Crépin ».
Et de préciser que son attention avait été attirée, vers le début de la semaine précédente, par une certaine animation survenue dans la maison voisine, inhabitée depuis la mort de sir Eric Ferrals à l’exception d’un concierge et de sa femme. Pas une grande agitation, bien sûr, mais des fenêtres que l’on ouvrait, des volets qu’on rabattait, les échos légers de gens en train de faire le ménage.
– Nous avons pensé, dit Mme de Sommières, que l’on préparait la demeure en vue de la visite d’un éventuel acquéreur mais, à son centre de renseignements préféré, Plan-Crépin a appris quelque chose…
Le centre en question n’était autre que la messe de six heures du matin à l’église Saint-Augustin où se retrouvaient les âmes les plus pieuses de la paroisse, parmi lesquelles nombre de demoiselles de compagnie, nourrices, cuisinières ou femmes de chambre d’un quartier riche et bourgeois. Marie-Angéline, à force d’assiduité, avait fini par s’y faire des relations et y puisait des informations dont plusieurs s’étaient révélées extrêmement utiles par le passé. Cette fois, le courant d’air venait d’une cousine de la gardienne de l’hôtel Ferrals qui était en service avenue Van-Dyck chez une vieille baronne, laquelle l’employait uniquement à nourrir ses nombreux chats et à jouer avec elle au trictrac…
Cette pieuse personne avait déversé dans le cœur compatissant de Marie-Angéline les doléances de sa parente qui, avec la réouverture d’un hôtel fermé depuis bientôt deux ans, voyait s’achever une agréable période de doux farniente. Le pire étant, bien sûr, qu’il n’était pas question de reprendre la nombreuse domesticité d’autrefois. Les ordres venus d’Angleterre sur papier à en-tête de Grosvenor Square portaient qu’il ne s’agissait pas d’un long séjour : lady Ferrals désirait seulement se plonger pendant quelques jours dans ses souvenirs du passé. Comme elle amènerait sa camériste, une femme de ménage suffirait, le reste du service étant assuré par la concierge elle-même et son époux qui pouvait faire office de chauffeur.
– C’est une histoire de fous ! soupira Morosini. Qu’est-ce que cette femme qui porte maintenant mon nom vient faire ici sous son ancienne identité ? J’ai appris qu’elle a quitté Venise au reçu d’une lettre arrivée de Londres…
– On a dû lui annoncer que le procès allait s’ouvrir et elle a voulu se rapprocher de son père, tenta d’expliquer Adalbert. C’est un peu délicat pour elle de retourner là-bas.
– Parce que le superintendant Warren et, naturellement, John Sutton sont persuadés qu’elle a tué Ferrals et à cause des menaces qu’elle a subies, prétendument, de la part du milieu polonais ? Selon moi, ça ne tient pas : on peut se cacher dans Londres dès l’instant où l’on en a les moyens et son frère – puisque apparemment il est revenu d’Amérique pour la circonstance – est tout à fait capable de la recevoir discrètement. D’autant qu’elle possède désormais un passeport italien et que je ne vois pas pourquoi les Polonais ou même Scotland
Yard s’occuperaient d’une quelconque princesse Morosini.
– Scotland Yard peut-être pas, mais Warren, si ! C’est un nom qui lui dit quelque chose : outre l’amitié qu’il te porte, il est venu chez toi arrêter ton beau-père après avoir retourné la moitié de l’Europe.
– J’ai bien envie d’aller faire un tour à Londres, bougonna Aldo. Ne fût-ce que pour bavarder un instant avec le Super ! Qu’est-ce que tu en penses ?
– Pas une mauvaise idée ! Il fait beau, la mer doit être superbe et ce serait au moins une agréable promenade…
– Si vous voulez mon avis, intervint la marquise, il vaudrait mieux que l’un de vous surveille ce qui se passe chez mes voisins. Je trouve tout ça tellement bizarre !
– Ce qu’il faudrait d’abord savoir, c’est comment « lady Ferrals » a ressenti le suicide de son père. Je suppose que Sigismond, son frère, a dû la prévenir sans attendre que la presse s’en charge ? Votre confidente aurait-elle quelques lumières là-dessus ? ajouta le prince en se tournant vers Mlle du Plan-Crépin.
Celle-ci prit la mine d’une chatte qui vient de trouver un pot de crème :
– Bien sûr. Je peux vous dire qu’hier cette dame a envoyé comme chaque matin sa Polonaise lui chercher des journaux anglais et qu’elle les a lus le plus tranquillement du monde et sans rien manifester. Bizarre, non ?
– Tout à fait ! Mais dites-moi, Marie-Angéline, votre concierge passe sa vie l’œil rivé aux trous de serrure, pour voir tout ça ?
– Il est certain qu’elle y passe un certain temps mais, surtout, elle est souvent hors de sa loge et dans la maison sous prétexte de surveiller la femme de ménage afin d’être sûre qu’elle fait bien son travail. Comme elle l’a choisie elle-même, on ne peut pas lui reprocher sa présence…
– Et elle a vu Lady Ferrals lire ce journal ?
– Lire, c’est beaucoup dire : elle y a jeté un coup d’œil puis l’a rejeté négligemment sur une table. Et comme c’est en première page, elle ne pouvait pas rater l’article…
Il y eut un silence. Les deux hommes réfléchissaient, Mme de Sommières buvait paisiblement sa deuxième coupe de Champagne et Marie-Angéline piaffait :
– Alors, que faisons-nous ? s’impatienta-t-elle.
– Pour l’instant on va dîner, répondit Adalbert.
En effet, Théobald, grave comme un archevêque, venait annoncer que « Monsieur » était servi. On passa à table.
Mais on n’était pas affamé au point d’abandonner au profit de la nourriture un sujet aussi passionnant. Tout en procédant avec diligence au décorticage d’un buisson d’écrevisses, la vieille dame suggéra tout à coup à son neveu :
– Si j’étais vous, messieurs, je me partagerais la tâche. Il serait bon qu’il y en ait un qui aille à
Londres sonder les reins et le cœur du Chief Superintendant Warren. Pendant ce temps l’autre pourrait, depuis ma maison, observer celle d’à côté et ce qui s’y passe. Si ma mémoire est fidèle, mon cher Aldo, il t’est déjà arrivé de mener, seul ou en compagnie de Plan-Crépin, quelques expéditions dont tu t’es toujours fort bien trouvé ? J’avoue que les faits et gestes de ta prétendue épouse m’intéressent….