– Je n’y vois aucun inconvénient, bien au contraire, mais dans ce cas pourquoi ne pas m avoir laissé venir chez vous directement ?
– En plein jour et toutes fenêtres ouvertes ? Tu es trop modeste mon garçon, tu devrais savoir que tes allées et venues passent difficilement inaperçues. Il y a toujours quelque part une femme pour te remarquer…
– N’exagérons rien !
– Je ne fais que constater. Et ne m’interromps pas sans arrêt. Je disais qu’en revanche, si tu venais t’installer chez nous en catimini, et de préférence en pleine nuit ?
– Quelle idée merveilleuse nous avons là ! s’exclama Marie-Angéline qui employait toujours la première personne du pluriel pour s’adresser à son employeuse et qui voyait poindre à l’horizon une aventure excitante propre à rompre la monotonie de l’existence.
– C’est vrai, approuva Aldo. C’est une bonne idée. Puis, se tournant vers son ami qui barbotait dans un rince-doigts : Ça te dit d’aller faire un tour chez Warren ?
– Non seulement ça me dit, mais cela fait au moins trois minutes que j’y suis décidé. Je pars demain. Et toi ?
– Pourquoi pas cette nuit ? Cyprien vous a amenée avec le coupé, tante Amélie ?
– Oui, et il doit nous reprendre vers onze heures. Plan-Crépin, allez donc téléphoner à la maison que l’on prépare le lit de monsieur Aldo.
Le dîner s’acheva et, quand le pas des grands « carrossiers » de la marquise annonça que la voiture était arrivée – fidèle à l’art de vivre de sa jeunesse, Mme de Sommières n’employait sa « voiture à pétrole » que lorsqu’il était impossible de faire autrement et ne concevait ses déplacements en ville qu’avec un attelage de haute qualité –, Aldo fila dans sa chambre afin d’échanger son smoking contre des vêtements plus pratiques pour s’accroupir sur le plancher d’un coupé. Il y prit une mallette avec ses objets de toilette, descendit l’escalier et, après s’être assuré qu’il n’y avait âme qui vive dans la rue, se glissa dans la voiture que Cyprien avait pris soin de ne pas arrêter sous un réverbère. Quelques minutes plus tard, les deux dames, escortées d’Adalbert, l’y rejoignaient et l’on regagna la rue Alfred-de-Vigny où le passager clandestin put débarquer tout à son aise dans la cour de l’hôtel de Sommières, une fois le portail refermé.
Ce ne fut pas pour aller se coucher : il était trop tôt. Aussi, après avoir installé tante Amélie dans le petit ascenseur qui lui éviterait le grand escalier, se rendit-il dans le jardin d’hiver qui faisait suite au grand salon afin d’y boire un verre en réfléchissant.
L’impression qu’il éprouvait était étrange. Deux ans plus tôt, aux environs de la même date, il se trouvait à la même place, brûlant d’envahir l’hôtel voisin pour en arracher la dame de ses pensées, la ravissante et fragile Anielka Solmanska qu’un père avide et autoritaire livrait au Minotaure du trafic d’armes, le riche et puissant Eric Ferrals, beaucoup plus âgé qu’elle. Aujourd’hui le décor était peut-être inchangé mais les personnages, eux, s’étaient singulièrement transformés. Eric Ferrals avait payé de sa vie un amour qui, sans être sénile, était un peu trop tardif. Quant à la femme si ardemment convoitée alors, il avait fallu un chantage ignoble pour la lui imposer, à lui Morosini, alors qu’il ne restait rien, mais vraiment rien, d’une de ces passions brutales et éphémères qui se consument d’elles-mêmes.
Ce soir, pourtant, elle était là de nouveau, derrière la double épaisseur des murs, faisant Dieu sait quoi, dormant peut-être, bien que ce fût peu probable : c’était plutôt un oiseau de nuit. À Venise, quand elle ne sortait pas – seule le plus souvent, Aldo ne tenant nullement à consacrer par sa présence une union dont il ne voulait pas –, la lumière restait allumée très tard dans sa chambre où elle bavardait avec Wanda, sa femme de chambre, en fumant, en jouant aux cartes et même en buvant du Champagne, ce qui entretenait chez Cecina une colère latente.
– Non seulement c’est une garce mais en plus elle boit ! ronchonnait la fidèle cuisinière. Une princesse Morosini ivrogne, on n’a encore jamais vu ça !
En fait, Anielka devait boire modérément car son comportement diurne ne se ressentait jamais de ses libations nocturnes.
À propos d’alcool, Aldo se servit un autre verre, mais il ne retourna pas s’asseoir. Saisi d’une soudaine envie de voir ce qui se passait dans l’hôtel voisin, il ouvrit doucement la porte-fenêtre, descendit les quelques marches, et marcha jusqu’au bout du jardin afin d’apercevoir la façade voisine. Comme il l’espérait, il y avait de la lumière à deux des fenêtres du rez-de-chaussée, celles dont il se souvenait qu’elles éclairaient un petit salon. La décision d’Aldo fut immédiate : il était venu pour voir, il allait voir ! Il rentra poser son verre, puis marcha sans bruit vers les buissons de rhododendrons, d’hortensias et de troènes qui traçaient, avec une courte grille contre le mur, la frontière entre les deux hôtels mitoyens.
Ce n’était pas la première fois qu’il franchissait cette muraille végétale. Il l’avait fait déjà le soir où Eric Ferrals fêtait ses fiançailles avec la belle Polonaise, et c’était même à cette occasion qu’il avait failli recevoir sur la tête Adalbert Vidal-Pellicorne, invité de la soirée mais occupé sur les balcons du premier étage à des activités n’ayant pas grand-chose à voir avec le comportement normal d’un homme du monde
Rien de tel à craindre, cette fois : Adalbert devait lire en train de se préparer à partir pour Londres.
La traversée des buissons effectuée sans bruit, Morosini s’approcha des fenêtres à pas de loup. Le spectacle qu’il découvrit avait quelque chose de paisible, presque de familier : Anielka, une cigarette aux doigts, était assise sur un canapé, les jambes repliées sous elle dans une attitude qui lui était coutumière. Elle parlait avec quelqu’un qu’Aldo ne vit pas tout de suite. Il pensa qu’il s’agissait de Wanda mais, pour mieux s’en assurer, glissa jusqu’à la fenêtre voisine et, là, retint de justesse une exclamation : assis dans un fauteuil et fumant lui aussi, il y avait un homme, et cet homme n’était autre que John Sutton, le fils bâtard, l’ennemi juré d’Anielka, l’homme qui prétendait détenir la preuve de sa culpabilité dans le meurtre de son mari. Que faisait-il là, installé comme chez lui, souriant même à cette jeune femme qu’il semblait considérer avec plaisir ? Il est vrai que, fidèle à son image, Anielka était bien jolie dans une robe de crêpe de Chine rose dragée brodée de petites perles brillantes, à peine plus longue qu’une chemise et qui n’évoquait en rien le deuil. De chemise, d’ailleurs, elle n’en portait pas : deux très minces bretelles retenaient la soie de sa robe sur des seins libres de toute entrave.
Les fenêtres étant fermées, il était impossible d’entendre ce que se disaient ces deux-là, d’autant qu’ils ne devaient pas parler très haut. Seul le rire d’Anielka parvint à franchir le vitrage. Soudain, la scène changea : Sutton jeta sa cigarette à demi consumée dans un cendrier, se leva, vint jusqu’au canapé et prit les deux mains de la jeune femme pour la faire lever puis l’enlaça avec une fougue qui en disait long sur le désir qu’il éprouvait.
Tandis qu’il enfouissait son visage contre le cou mince, elle s’abandonna à son étreinte mais quand il voulut faire glisser le fragile rempart de la robe, elle le repoussa, atténuant son geste d’un sourire et d’un léger baiser sur les lèvres puis, le prenant par la main, elle se dirigea avec lui vers la porte qu’elle ouvrit avant d’éteindre l’électricité. Un instant plus tard, la fenêtre du balcon central, au premier étage, s’éclairait : celle dont Aldo savait que c’était la chambre de lady Ferrals.