Elle en rapporta une pleine cargaison d’informations. Peut-être pour se faire pardonner la nuit sans sommeil, la chance avait voulu que la gardienne de l’hôtel Ferrals se rendît elle aussi au service matinal. Cette digne femme jugeait normal et tout à fait révérencieux d’aller prier pour le pauvre défunt dont la dépouille attendait, à la consigne de la gare du Nord, le départ du grand express européen chargé de la rapatrier, départ qui aurait lieu le soir même. Plus intéressant encore, lady Ferrals – tout le monde se donnait le mot pour l’appeler ainsi ! – n’accompagnerait pas le corps de son père comme on aurait pu le supposer. Elle demeurerait quelque temps encore à Paris et resterait auprès du vieux monsieur, trop fatigué pour continuer le voyage.
– J’ai demandé, bien sûr, si l’on avait fait venir un médecin, ajouta Marie-Angéline, mais on m’a répondu que c’était inutile. Dans quelques jours, il sera remis.
– Et elle va en faire quoi de son Tonton quand il sera sur pied, la belle Anielka ? dit Mme de Sommières. Le ramener en Pologne ?
– C’est ce que l’on saura, je pense, dans les jours qui viennent. Il va falloir prendre patience !
– Je n’en ai pas beaucoup, grogna Morosini, et je n’ai pas davantage de temps. J’espère seulement qu’elle n’a pas dans l’idée de le ramener à Venise ? Elle sait depuis notre mariage ce que je pense de sa famille.
– Elle n’oserait tout de même pas. Tiens-toi tranquille !
– Difficile ! Cet oncle Boleslas ne me dit rien qui vaille ! …
Ce fut pis encore quand Adalbert revint de Londres peu de temps après. Sans être soucieux, l’égyptologue était rêveur.
– Je n’aurais jamais cru qu’un affreux assassin tel que Solmanski, guetté par la corde de surcroît, eût de telles relations. Warren non plus d’ailleurs. Il semblerait qu’après la mort de Solmanski la Justice britannique ait eu pour seul souci d’adoucir le chagrin de la famille. Les portes de la prison se sont ouvertes devant Sigismond et sa femme, on leur a remis le corps du suicidé. Ils avaient supplié qu’on leur évite l’horreur d’une autopsie que rien ne justifiait puisque l’on connaissait la cause de la mort : empoisonnement par le véronal. Mais Warren, fort attaché aux traditions et usages, n’en est pas moins fort mécontent : il a horreur de recevoir des ordres…
– Dans la douleur de la famille, est-ce qu’on a pris en compte aussi celle de l’oncle Boleslas ? demanda Aldo.
Vidal-Pellicorne arrondit encore un peu plus ses yeux bleu faïence.
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
– Comment ? On n’a pas vu à Londres l’oncle Boleslas ? Comment se fait-il alors qu’il soit arrivé ici l’autre jour avec Sigismond et sa femme qui prenaient de lui un soin infini tant il avait l’air flapi !
– Jamais entendu parler de lui ! Et où est-il, maintenant ?
– À côté ! fit Morosini sardonique. Le jeune couple n’y a séjourné que vingt-quatre heures pour attendre le départ du Nord-Express, le cercueil ayant été laissé à la consigne de la gare, mais s’il est arrivé avec l’oncle Boleslas, il est reparti sans lui. Trop épuisé, le pauvre homme a grand besoin de se reposer, de reprendre des forces ! C’est à quoi s’occupe en ce moment ma chère femme avant de le remmener vers… on ne sait quelle destination dont j’espère que ce n’est pas ma maison.
– Tiens donc !
Les paupières d’Adalbert s’étaient plissées pour ne plus laisser passer qu’un mince filet brillant. En même temps, son nez se fronçait comme celui d’un chien qui flaire une piste. Visiblement, le ton sarcastique de son ami lui donnait à penser :
– Il me vient une idée, reprit-il, et je me demande si tu n’aurais pas, par hasard, la même que moi. C’est délirant, mais avec ces gens-là le délire est encore au-dessous de la vérité…
– Explique ! Je te dirai si c’est ça…
– Oh, c’est simple : Solmanski n’a pas pris de véronal mais une drogue quelconque qui simule la mort ou qui l’a mis en catalepsie. On l’a remis bien gentiment à sa famille éplorée et, une fois en France, on l’a extrait de sa boîte pour l’introduire dans le personnage de l’oncle Boleslas…
– C’est ça ! Bien que je me répète que c’est très difficile à réaliser…
– Tu oublies l’argent ! Ces gens-là sont très riches : outre la fortune de Ferrals dont ta chère femme comme tu dis a recueilli une belle part, il y a l’épouse américaine de Sigismond qui, tel qu’on connaît le loustic, ne doit pas être économiquement faible. Combien de temps, à ton avis, Anielka et son Tonton vont-ils rester ici ?
Durant trois jours encore, Aldo enfermé chez tante Amélie rongea son frein, dévorant tout ce qu’il trouvait d’intéressant dans la bibliothèque ou discutant pendant des heures avec Adalbert sur l’éventuel chemin suivi par le rubis après son arrivée à Prague. La première chose que l’on avait faite avait été d’écrire à Simon Aronov pour le mettre au courant et lui demander quelques lumières mais, en attendant une réponse, Morosini s’ennuyait ferme, ne trouvant guère de détente qu’à la nuit close quand il pouvait descendre au jardin afin d’observer les rares mouvements de la maison voisine. Quant à Marie-Angéline, elle ne manquait pas de faire, soir après soir, une excursion sur le toit dans l’espoir, toujours déçu, d’apercevoir quelque chose. Décidément, les habitants de l’hôtel Ferrals continuaient à vivre fenêtres et rideaux fermés alors qu’il faisait un temps délicieusement doux, ce qui prouvait bien qu’ils avaient quelque chose à cacher.
Autour de cet îlot silencieux, Paris s’agitait dans les grandes fêtes permanentes des VIIes jeux Olympiques et dans les soubresauts d’un gouvernement en ébullition qui allait entraîner dans sa chute jusqu’au président de la République, Alexandre Millerand. Et cela dura ainsi jusqu’au matin du quatrième jour où Marie-Angéline revint de la messe en courant : lady Ferrals et l’oncle Boleslas quitteraient Paris le lendemain soir à bord de l’Arlberg – Express. Aussitôt, un coup de téléphone dépêcha Vidal-Pellicorne chez Cook pour y retenir le sleeping de « Plan-Crépin ». Comme on ne savait pas où le couple comptait descendre, il jugea prudent de prendre le billet jusqu’à Vienne.
Encore qu’Adalbert doutât que, si l’oncle Boleslas était bien feu Solmanski, il oserait franchir la frontière autrichienne.
– Sous un déguisement et avec de faux papiers ? Pourquoi pas ? dit Aldo. Notre ami Schindler a dû apprendre le suicide et ne doit pas user son temps assis près du poteau-frontière. Une chose est certaine : elle ne l’emmène pas chez moi. Comme le couple n’a aucune raison de se croire épié, il aurait pris le Simplon…
Le lendemain soir, Marie-Angéline ravie de l’escapade et du rôle qu’on lui faisait jouer s’embarquait dans le même wagon-lit. Et l’attente recommença.
Une attente un peu angoissée pour Morosini, inquiet à la pensée que son émissaire risquait une fois de plus de ne pas fermer l’œil de la nuit, mais tante Amélie le rassura :
– Tu sais que Marie-Angéline apprend toujours tout ce qu’elle veut savoir : je parie qu’une demi-heure après le départ du train, elle découvrira la destination de nos gens.
Le lendemain matin, en effet, un coup de téléphone de Zurich éclairait la situation : les voyageurs s’étaient installés dans le meilleur hôtel de la ville, le Baur-au-Lac, et naturellement, Plan-Crépin en avait fait autant. Elle put préciser à ses correspondants qu’Anielka était inscrite sous son nom de princesse Morosini et l’oncle sous celui de baron Solmanski.