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Découvrant que la fine Champagne réveillait les souvenirs au lieu de les étouffer, Morosini abandonna le bar, monta dans sa chambre et, sans même accorder un regard au magique paysage nocturne de Séville, il se mit au lit avec la ferme intention de dormir : c’était la meilleure façon d’user le temps jusqu’à sa rencontre avec le mendiant.

L’homme était au rendez-vous. En arrivant sur la placette, Morosini l’aperçut accroupi à l’entrée de la chapelle dans sa souquenille couleur de corail. L’endroit étant désert, il ne mendiait pas et même semblait dormir. Pourtant, il se leva dès qu’apparut celui qu’il attendait et lui fit signe d’aller vers la maison où il le rejoignit.

Dans la lumière crue d’un soleil déjà africain, la lèpre et les blessures de la bâtisse étalaient leur misère sans pourtant rien enlever d’une sorte de beauté farouche, mais Morosini savait que nulle part au monde les haillons ne se portent avec plus d’orgueil qu’en Espagne.

Sans dire un mot, le mendiant sortit une clé de ses hardes et s’en servit pour ouvrir une porte plus solide qu’elle n’en avait l’air :

– Vous voyez qu’à moins d’être un esprit on n’entre pas si facilement, dit le mendiant. Mais Catalina n’a pas besoin de clés, elle !

– Et ceux qui la suivent, comment font-ils ?

– Le diable l’ouvre pour eux… Cette nuit, vous auriez pu entrer si je n’étais intervenu.

Le jardin avait dû être ravissant. Les céramiques bleues et jaunes qui en marquaient les chemins étaient éclatées, décolorées, parfois réduites en poudre mais, en ce beau printemps, la végétation plus vivace que jamais changeait les anciens massifs en une petite jungle délirante et parfumée. Une large pierre usée qui avait été un banc couvert d’azulejos bleus accueillit les deux hommes sous un oranger obstiné dont les fleurs blanches embaumaient. Tout ce joli fouillis cachait bien les blessures de la vieille maison.

– Je ne sais pas si le diable a ici son logis, remarqua Morosini, mais il offre quelques ressemblances avec un paradis…

– Dommage seulement qu’il n’y ait rien à boire ! fit le mendiant. On est presque en terre d’islam, ici, et les houris de Mohammed se montraient plus généreuses.

– Il n’y a qu’à parler, dit Morosini en tirant d’un sac de voyage qu’il portait avec lui deux porons de manzanilla enveloppés de linge humide pour leur conserver de la fraîcheur.

Il en tendit un à son compagnon.

– Señor, vous savez vivre ! dit celui-ci en renversant la tête pour s’envoyer, d’un geste habitué, une longue rasade au fond du gosier. Aldo en fit autant mais plus modérément :

– J’ai pensé, fit-il, que votre mémoire se sentirait plus à l’aise en s’humectant un peu. À présent, si vous vous sentez bien, parlez-moi de cette Catalina dont la beauté m’a frappé.

– Il en a toujours été ainsi ! Dans le dernier quart du XVe siècle, elle était la plus jolie fille de Séville et peut-être même de toute l’Andalousie. Et comme son père était fort riche, elle possédait tous les moyens de mettre cette beauté en valeur : elle s’habillait comme une princesse…

– Vous m’avez dit que ce père était un converso. Cela veut dire converti, je suppose ?

– Oui, mais pas n’importe lequel : un Juif converti. Il faut savoir qu’à aucune époque depuis le sac d’Israël par Titus, les Juifs ne furent aussi près de bâtir une nouvelle Jérusalem qu’au Moyen Âge et dans ce pays. Leur échec définitif fut l’œuvre d’Isabelle la Catholique. D’abord, ils jouèrent un rôle important dans la venue des Sarrasins d’Afrique vers l’an 709 et ils en furent récompensés. Sous les califes, et en dépit de persécutions spasmodiques, ils obtinrent leur plus haut degré de prospérité. Ils excellaient en médecine comme en astrologie, et, par leurs coreligionnaires d’Afrique, ils se procuraient les drogues, les épices, tous les moyens d’un commerce générateur de richesse… mais je vous ennuie peut-être, señor ? J’ai l’air de vous faire un cours d’histoire et…

– Tout à fait nécessaire, le cours, et pas du tout dépourvu d’intérêt. Continuez donc !

Ainsi encouragé, le mendiant lui sourit, s’octroya une nouvelle rasade, s’essuya la bouche à sa manche et reprit :

– Quand les chrétiens réoccupèrent peu à peu la péninsule, les Juifs ne s’en trouvèrent pas troublés. Même quand le roi Ferdinand III, dit le Saint, reconquit Séville en 1248, il leur donna quatre mosquées pour s’en faire des synagogues et les quartiers les plus riches pour s’y installer, sous deux conditions : ne pas insulter la religion du Christ et s’abstenir de tout prosélytisme. J’ai le regret de dire qu’ils ne respectèrent pas leur promesse…

– Le regret ? Pourquoi ?

– Je suis juif, moi aussi, fit le mendiant avec simplicité. Diego Ramirez, pour vous servir. Et je n’ai jamais aimé trouver mes coreligionnaires en faute. Mais c’est un fait patent qu’ils purent violer la loi autant qu’ils le voulurent. Ils étaient devenus tellement riches qu’ils prêtaient aux rois. Alphonse VIII fit même de l’un d’eux son trésorier, et progressivement le gouvernement passa en grande partie dans leurs mains. On dit même que le roi Pierre le Cruel, qui séjourna souvent ici, était un Juif substitué au berceau à l’héritière légitime par la reine Marie, menacée de mort par son époux si elle ne lui donnait pas de fils. Sa mort fut un premier malheur pour les enfants d’Israël mais un malheur plus terrible encore les guettait : la grande peste, la Mort noire qui extermina en deux ans la moitié de l’Europe. Les foules affolées les en rendirent responsables, en les accusant d’avoir empoisonné les puits. Les massacres commencèrent, en dépit des menaces d’excommunication du pape Clément VI. Ici, dans la Juderia, quatre mille de ses habitants furent exterminés, les autres contraints à se convertir.

« Ce fut l’origine d’une nouvelle classe de la société, les conversos, mais s’il y eut quelques conversions sincères, la plus grande partie n’avait abandonné que du bout des lèvres le culte ancestral. Cependant, ils comprirent vite que c’était leur seule chance de retrouver fortune et puissance. En feignant d’être chrétiens, ils pouvaient accéder à tous les postes, entrer dans l’Église et même se marier dans les familles nobles. Et ils gravirent si rapidement les échelons qu’ils redevinrent un État dans l’État. Certains poussaient même l’hypocrisie jusqu’à malmener leurs frères pauvres demeurés fidèles à la loi de Moïse, sans pour autant renoncer à suivre les cérémonies juives.

« Cette situation aurait pu durer longtemps. Malheureusement, sûrs de leur puissance et de leurs fortunes soutenues par une Église dont une bonne partie leur était dévouée, ils se cachèrent de moins en moins, pratiquèrent le blasphème quasi officiel, la dérision et affichèrent un manque total de scrupules. Le reste du peuple les haïssait autant qu’il les redoutait, mais leur plus grande faute fut de n’avoir pas mesuré à sa juste valeur la jeune reine Isabelle en qui sommeillaient toutes les qualités d’un grand chef d’État…

– Ah ! fit Morosini, je sens que nous allons bientôt parler de l’Inquisition…

– Eh oui ! Un jour de septembre 1480, Isabelle la Catholique ouvrit l’un des tiroirs du cabinet où elle renfermait ses papiers d’État et en tira un document qui reposait là depuis environ un an. C’était un parchemin muni d’un sceau de plomb attaché à des rubans de soie aux couleurs papales : la bulle autorisant les souverains espagnols à instaurer chez eux un sévère tribunal ecclésiastique. Le document était daté du 1er novembre 1478 mais la Reine, dans sa sagesse, avait longuement réfléchi, longuement différé sa promulgation. Cette fois, elle lança l’arme redoutable qu’elle gardait dans le secret de ses appartements…