– Ces joyaux ne font pas partie des biens reçus de mon défunt époux. Ils m’appartiennent et viennent de ma mère. J’ajoute que je déteste les deux bécasses prétentieuses qui sont mes nièces alliance et je préfère de beaucoup qu’ils fassent bonheur d’une jolie femme…
– En ce cas, pourquoi ne pas les confier à Sotheby’s ? Les enchères monteraient sans doute très haut…
– Peut-être mais, dans une vente, on ne sait jamais sur qui l’on peut tomber : c’est le plus riche qui l’emporte. Avec vous, je suis tranquille parce que vous êtes un homme de goût. Vous saurez vendre avec discernement… Et puis je suis pressée.
Il offrit alors un prix honnête qui mit sa trésorerie à mal mais, contrairement à ce que pensait : Lady X., il n’avait jamais pu se résoudre à se séparer d’une pièce aussi ensorcelante. Elle avait même formé le début d’une collection où était venu la rejoindre par la suite, et entre autres, le bracelet d’émeraudes de Mumtaz Mahal acheté secrètement à la succession de son vieil ami lord Killrenan qui, lui non plus, ne voulait pas entendre parler de laisser aux griffes de ses héritiers ce qui avait été un témoignage d’amour
Quelques petits coups frappés discrètement arrachèrent Aldo à sa contemplation et, sans même refermer l’écrin, il alla ouvrir la porte qu’il fermait toujours à clé avant d’ouvrir l’énorme coffre médiéval qui valait tous les coffres-forts du monde. Cette précaution était prise à l’encontre d’Anielka qui ne jugeait jamais utile de frapper avant de pénétrer dans le bureau de son « mari ». Alors que ses plus proches collaborateurs ne manquaient jamais de s’annoncer.
C’était, cette fois, M. Buteau et son regard gris toujours un peu mélancolique se posa sur l’écrin resté ouvert. Il eut ce sourire timide qui lui donnait tant de charme, un charme que l’âge n’atténuait pas :
– Oh, je vous dérange ? Vous contempliez vos trésors ?
– Ne dites pas de sottises, Guy, vous ne me dérangez jamais et vous le savez. Quant à ce trésor-là, j’étais en train de me demander si je ne devrais pas m’en défaire ?
– Grands dieux ! En voilà une idée ? Je croyais que vous préfériez ces girandoles à tous vos autres bijoux ?
Aldo, après avoir donné à nouveau un tour de clé, revint vers son bureau et prit l’écrin dans ses longs doigts minces et nerveux :
– C’est vrai. Je l’avais acheté en pensant l’offrir un jour à celle qui deviendrait ma femme, la mère de mes enfants, la compagne des bons comme des mauvais jours ! Avouez que, dans les circonstances présentes, ceci n’a plus sa raison d’être…
– Sinon tout de même sa beauté et son histoire. La Dauphine a raffolé de cette parure qu’elle portait souvent même devenue reine… À moins que vous n’ayez de gros besoins d’argent ?
– Vous savez bien que non. Nos affaires marchent admirablement, et cela en dépit de mes nombreuses absences.
– … qui n’ont jamais d’autre but que la plus grande gloire de cette maison.
En effet, depuis qu’il était rentré à Venise sous l’aile d’Adalbert, près de trois mois plus tôt, Aldo s’était lancé dans le travail comme un forcené. Tandis que l’archéologue reprenait le chemin de Paris où le rappelait la proposition d’une tournée de conférences, il avait sillonné l’Italie, la Côte d’Azur et une partie de la Suisse dans l’espoir secret de retrouver une quelconque trace du rubis à travers les diverses manifestations et visites de clients où il se rendait. En fait, il cherchait surtout la trace de Sigismond Solmanski. Il ne doutait pas un seul instant qu’il fût le patron de la bande de gangsters américains dont il avait pu connaître les méfaits. De son côté, Adalbert en faisait autant dans les diverses villes d’Europe où il se rendait. Un moment, pourtant, Aldo crut qu’il n’aurait guère de peine à retrouver la fameuse piste.
Lorsqu’il était rentré chez lui au retour de
Prague, Anielka n’était pas là : elle dînait au Lido en compagnie de sa belle-sœur venue s’y reposer quelques jours. Un séjour qui n’avait pas l’air de plaire à Cecina qui, sans même laisser à son maître le temps d’aller prendre un bain, s’était lancée dans une philippique passionnée dans laquelle ni Zaccaria, son époux, ni même Guy Buteau ne réussirent à placer un mot. Ni d’ailleurs Aldo lui-même :
– Si ce n’est pas une honte ! Cette femme se comporte dans cette maison comme si elle était chez elle ! Qu’elle sorte, qu’elle aille voir des gens, ça m’est bien égal et ça la regarde mais qu’elle invite ses soi-disant amis, ça je ne le supporte pas ! Et depuis que sa belle-sœur est arrivée – oh, je n’ai rien contre elle, c’est une étrangère mais bien gentille et plutôt bécasse ! – depuis qu’elle est là, dis-je, la « princesse » a donné deux grandes réceptions en son honneur. Mais tu penses bien que quand elle est venue m’annoncer la première, je lui ai dit ce que je pensais et qu’il ne fallait pas compter sur moi pour régaler sa bande. Car elle a une bande maintenant, composée de quelques godelureaux qui reluquent autant ses bijoux que sa personne et de deux ou trois demi-folles… au nombre desquelles j’ai le regret de constater qu’il y a ta cousine Adriana. Celle-là me paraît avoir perdu tout sens commun : elle a les cheveux courts, elle montre ses jambes et le soir elle porte des espèces de chemises qui ne cachent pas grand-chose ! … Mais pour en revenir à la première soirée, mon refus de m’en occuper n’a pas ému la belle dame : elle a tout fait venir de chez Savoy, y compris des serveurs. Des extras ! Ici ! Tu te rends compte ? Un vrai scandale que j’en ai pleuré pendant trois nuits et que j’en ai voulu à Zaccaria parce que lui, il a refusé de quitter son poste et il a reçu tous ces gens-là…
– Il fallait bien surveiller un peu, hasarda la voix timide du majordome dont le masque napoléonien semblait s’affaisser dès qu’il s’agissait d’affronter les "grosses" colères de son épouse.
– Les anges et la Sainte Vierge s’en seraient bien chargés tout seuls ? Je leur avais demandé et ils m’ont toujours exaucée. Alors tu devrais…
Aldo se lança dans la bataille :
– Arrête un peu, Cecina ! Moi aussi, j’aimerais bien faire entendre ma voix et j’ai des questions importantes à poser. Mais d’abord, va me faire du café : on causera ensuite. Puis, se tournant vers son vieux maître d’hôtel : Tu as bien fait, Zaccaria. Je ne peux pas donner tort à Cecina : c’est son droit de refuser ses services en cuisine, mais la maison, c’est à toi qu’elle est confiée.
– On a fait ce qu’on a pu, moi et les petites – sous-entendu les femmes de chambre Livia et Prisca. Monsieur Buteau lui aussi m’a aidé. Il s’était installé dans votre bureau et en interdisait l’accès ainsi qu’aux magasins…
– Je vous en remercie tous les deux. Mais dis-moi : quand cette Américaine est-elle arrivée ?
– Il y a quinze jours. Son mari l’accompagnait…
Aldo bondit du siège où il se reposait des fatigues d’un voyage très pénible pour un convalescent :
– Il était là ? Sigismond Solmanski ? … Il a osé venir chez moi ?
– Manque pas de toupet, le personnage ! commença Adalbert sotto voce.
– Oh, il n’a pas habité le palais. La comtesse non plus d’ailleurs. Ils se sont d’abord installés au Bauer Grunwald et puis, quand il est parti, sa jeune femme est allée au Lido qu’elle trouve beaucoup plus gai…
– Et où est-il allé ?
Zaccaria écarta les mains dans un geste d’ignorance. Cecina revenait avec un plateau chargé et annonçait que les femmes de chambre étaient en train de préparer une chambre pour le « signor Adalberto ».
– Si tu veux parler à la Polonaise, elle est là, ajouta le génie familier des Morosini. Elle attend le retour de sa maîtresse pour l’aider à se… déshabiller ! Comme si c’était un grand travail d’enlever une espèce de chemise perlée sous laquelle on ne met autant dire rien !