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Dès son arrivée, Aldo n’avait eu aucune peine à repérer Ulrich : ainsi qu’il l’avait prédit, le gangster transformé en serviteur à l’allure irréprochable avait réussi à se faire embaucher parmi les extras et s’occupait du vestiaire proche du grand escalier où s’entassait déjà une fortune en fourrures. Il se contenta d’échanger avec lui un battement de paupières. Il était convenu que, pendant le bal, Morosini conduirait son étrange associé au cabinet de travail du banquier et lui donnerait les indications nécessaires.

Des valets circulaient avec des plateaux chargés de coupes de Champagne. Adalbert en prit deux au passage et en offrit une à son ami :

– Tu connais quelqu’un ? demanda-t-il.

– Absolument personne. Nous ne sommes pas à Paris, à Londres ou à Vienne et je n’ai pas le moindre cousinage, même lointain, à t’offrir. Tu te sens isolé ?

– L’anonymat a du bon. C’est assez reposant ! Tu crois que nous allons revoir le rubis, ce soir ?

– Je suppose. En tout cas, l’émissaire de notre ami a fait preuve d’une discrétion et d’une habileté exemplaires. Personne n’a rien vu, rien remarqué.

– Non. Théobald et Romuald se sont relayés aux abords de chez Cartier mais rien n’a attiré leur attention. Ton Ulrich avait raison : essayer d’intercepter le joyau à Paris relevait de l’impossible… Doux Jésus !

Toutes les conversations s’étaient arrêtées et la pieuse exclamation d’Adalbert résonna dans le silence soudain, résumant la stupeur admirative des invités : Dianora venait d’apparaître au seuil de ses salons.

Sa longue robe de velours noir pourvue d’une petite traîne était d’un dépouillement absolu et Aldo, le cœur serré, revit dans un éclair le portrait de sa mère, par Sargent, qui était l’un des plus beaux ornements de son palais à Venise. La robe de Dianora ce soir, comme celle de la défunte princesse Isabelle Morosini, laissait nus les bras, la gorge et les épaules dans un léger mouvement de drapé cachant la poitrine et rattrapé à la taille. Dianora, jadis, avait admiré ce portrait et elle s’en était souvenue en commandant sa toilette de ce soir. Quel plus merveilleux écrin que sa chair lumineuse pouvait-elle en effet offrir au fabuleux bijou scintillant sur sa gorge ? Car il était bien là, le rubis de Jeanne la Folle, éclatant de ses feux maléfiques au milieu d’une guirlande composée de magnifiques diamants et de deux autres rubis plus petits. Contrairement à l’habitude, les bras et les oreilles de la jeune femme étaient vierges de tout bijou. Rien non plus dans la soie argentée de sa magnifique chevelure coiffée en hauteur pour dégager le long cou. Seul rappel de la teinte fascinante du joyau, de petits souliers de satin pourpre pointaient au rythme de la marche sous la vague sombre de la robe. La beauté de Dianora, ce soir, coupait le souffle à tous ces gens qui la regardaient s’avancer, souriante, vite rejointe par son époux qui après lui avoir baisé la main la conduisait vers ses hôtes les plus importants…

– Aide-moi un peu ! chuchota Vidal-Pellicorne qui ne manquait pas de mémoire. Est-ce que ta mère porte le saphir sur le portrait qu’en a fait Sargent ?

– Non. Seulement une bague : une émeraude carrée. Toi aussi tu as remarqué que c’est la même robe ?

Le silence soudain éclata. Quelqu’un venait d’applaudir, et tout le monde fit chorus avec enthousiasme. Ce fut au milieu d’une véritable atmosphère de fête que l’on passa à table.

Le dîner servi dans du vieux saxe, du vermeil et de ravissants verres gravés d’or, fut ce qu’il devait être pour les deux étrangers en de telles circonstances : magnifique, succulent et ennuyeux. Le caviar, le gibier et les truffes s’y succédèrent, escortés de crus français étourdissants, mais c’était le voisinage qui manquait de charme. Aldo, pour sa part, avait hérité d’une grosse gourmande, gentille sans doute, mais dont la conversation tournait uniquement autour de la cuisine. Son autre voisine, maigre et sèche sous une cascade de diamants, ne mangeait rien et parlait moins encore. Aussi le Vénitien voyait-il défiler les plats avec un mélange de soulagement et d’appréhension. À mesure que l’on allait vers le dessert, l’heure approchait où il allait devoir jouer l’une des parties les plus difficiles de sa vie : guider un cambrioleur vers les trésors d’un ami en faisant en sorte qu’il n’emporte rien. Pas commode !

Adalbert, pour sa part, se trouvait mieux partagé : en face de lui, il avait découvert un professeur de l’Université de Vienne fort versé dans le monde antique et, depuis le début du repas tous deux, indifférents à leurs compagnes, se renvoyaient joyeusement Hittites, Égyptiens, Phéniciens, Mèdes, Perses et Sumériens avec une ardeur soigneusement entretenue par les sommeliers chargés de leurs verres… Ils étaient tellement pris par leur sujet qu’il fallut quelques « chut ! » énergiques pour que le bourgmestre de Zurich pût adresser à Mme Kledermann un charmant petit discours en l’honneur de son anniversaire qui valait à tous une fête si magnifique. Le banquier à son tour dit quelques mots aimables pour tous et tendres pour sa femme. Enfin, on se leva de table afin de gagner la grande salle de bal décorée de plantes vertes et d’une profusion de roses qui ouvrait de l’autre côté du grand escalier sur un jardin d’hiver et sur un salon disposé pour les joueurs. Un orchestre tzigane en dolmans rouges à brandebourgs noirs relayait le quatuor à cordes qui avait, invisible et présent, accompagné le repas. Les invités du bal commençaient à arriver, apportant avec eux la fraîcheur de l’air nocturne. Ulrich et ses camarades avaient fort à faire dans les vestiaires. L’aventure était prévue quand la fête serait lancée…

Peu avant minuit, Aldo pensa que le moment approchait et il aurait donné cher pour l’éviter. La plupart des invités étaient arrivés. Kledermann s’accordait le répit d’une partie de bridge avec trois autres messieurs fort graves. Quant à Dianora, libérée de ses devoirs d’hôtesse accueillante, elle venait d’accepter de danser avec Aldo.

C’était la première fois qu’il réussissait à approcher la jeune femme depuis le début de la soirée. À présent, il la tenait dans ses bras pour une valse anglaise et pouvait apprécier à leur juste valeur l’éclat de son teint, la finesse de sa peau, la douceur soyeuse des cheveux et la fulgurance triomphante du rubis étincelant au creux de sa gorge. Il ne pouvait éviter de lui en faire compliment.

– Cartier a fait une merveille, dit-il ; mais il aurait réussi quelque chose de tout aussi somptueux avec une autre pierre.

– Croyez-vous ? Un rubis de cette taille ne se trouve pas facilement, et moi je l’adore.

– Et moi je le déteste ! Dianora, Dianora ! Pourquoi ne voulez-vous pas croire qu’en portant ce maudit caillou vous êtes en danger ?

– Oh, je ne le porterai pas souvent. Un joyau de cette importance passe beaucoup plus de temps dans les coffres-forts que sur sa propriétaire. Dès la fin du bal, il rejoindra la chambre forte !

– Et vous n’y penserez plus. Vous aurez eu ce que vous vouliez : une pierre splendide, un moment de triomphe. Savez-vous que vous me faites peur, que je ne vais plus cesser de trembler pour vous ?

Elle lui offrit le plus éblouissant des sourires en se serrant un peu contre lui :

– Mais que c’est donc agréable à entendre ! Vous allez penser à moi sans cesse ? Et vous voudriez que je me sépare d’un bijou aussi magique ?

– Avez-vous oublié notre dernière conversation ? Vous aimez votre mari ?

– Oui, mais cela ne veut pas dire que je renonce pour autant à cajoler quelques jolis souvenirs. Je crois que je vous dois les plus beaux, ajouta-t-elle, redevenue sérieuse, mais Aldo ne la regardait plus.