« Non sans raisons, pensa Aldo. Ils emportaient le collier que Sigismond ou Anielka elle-même ont dû subtiliser… » Il se garda bien d’exprimer son sentiment qui lui eût valu une recrudescence de soupçons. Il n’échappa pourtant pas aux questions qui suivirent. Grüber tira son carnet :
– Bon ! De toute façon c’est votre famille, alors donnez-moi vos adresses !
– La seule adresse que je connaisse pour un beau-frère que je n’apprécie pas, c’est le palais Solmanski à Varsovie. Sa jeune femme est américaine et je crois me souvenir qu’outre-Atlantique, ils habitent Long Island, à New York. Quant à… ma « femme », c’est à Venise : palazzo Morosini.
Le policier devint rouge vif :
– Ne vous fichez pas de moi ! C’est votre adresse ici que je veux.
– La mienne ? Hôtel Baur-au-Lac ! fit Aldo tranquille jusqu’à la suavité. Mais ne vous imaginez pas qu’ils y sont descendus aussi. J’ignore où ils logent.
– Vous voulez me faire croire que votre femme n’habite pas avec vous ?
– Il faudra bien que vous le croyiez, puisque c’est un fait. Vous avez vu, tout à l’heure, quelles relations affectueuses nous entretenons ? J’ai été le premier surpris de la voir ici : je la croyais partie pour les Lacs italiens avec une cousine…
– On arrivera bien à les retrouver. Ont-ils des relations ici ?
– Je l’ignore. Quant aux miennes, elles se réduisent à la famille Kledermann.
– Parfait ! Vous pouvez regagner votre hôtel mais j’aurai sans doute à vous revoir encore. Ne quittez pas Zurich sans mon autorisation !
– Pouvons-nous saluer mademoiselle Kledermann avant de partir ?
– Non.
Les deux hommes se le tinrent pour dit et allèrent à leur tour reprendre leur vestiaire. Ce fut Ulrich lui-même qui tendit le sien à Morosini. Celui-ci murmura :
– Vous savez où ils habitent ?
– Oui. Dans une heure je serai chez vous.
Le gangster à demi repenti tint parole. Une heure plus tard il frappait à la porte de la chambre où les deux amis l’attendaient après avoir prévenu le portier de nuit qu’ils devaient recevoir une visite et demandé une bouteille de whisky. Lorsqu’il lui ouvrit la porte, Aldo se demanda s’il n’allait pas s’évanouir entre ses bras. Naturellement pâle, Ulrich était blême jusqu’aux lèvres et, après lui avoir indiqué un fauteuil, Morosini lui tendit un verre bien plein qu’il avala sans respirer.
– Belle descente ! apprécia Adalbert. Mais un pur malt vingt ans d’âge mérite un autre traitement !
– Je vous promets de déguster le second ! fit l’homme avec un pâle sourire. Je vous jure que j’en avais besoin.
– Si je vous comprends, vous n’étiez pas au courant de ce qui allait se passer ?
– En aucune façon. Je ne savais même pas que les Solmanski devaient venir à la fête. Alors, le meurtre ! …
– Je vous ai connu moins sensible quand nous nous sommes rencontrés au Vésinet, remarqua Aldo.
– Je ne crois pas avoir tué qui que ce soit, cette nuit-là ? Sachez-le, je ne tue que pour me défendre et j’ai horreur de l’assassinat gratuit.
– Gratuit ? ricana Adalbert. Comme vous y allez. Un collier qui vaut peut-être deux ou trois millions… Car, bien sûr, ce sont vos amis qui l’ont subtilisé ?
– Trêve de mondanités ! coupa Aldo. Vous m’avez dit que vous saviez où ils sont ? Alors, vous buvez encore un verre et vous nous emmenez !
– Hé là ! Un instant ! À propos de collier, vous m’en aviez promis un. J’aimerais le voir !
– Il est dans le coffre de l’hôtel. A notre retour je vous le remettrai. Je vous le répète : vous avez ma parole !
Ulrich ne considéra qu’un instant le regard d’acier froid du prince-antiquaire :
– C’est OK ! Au retour. En attendant, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de prendre des flingues…
– Soyez tranquille ! Nous savons à qui nous avons affaire ! dit Adalbert en sortant un imposant revolver de sa poche de pantalon.
À leur retour à l’hôtel, lui et Aldo avaient, en effet, troqué leurs habits de soirée pour des vêtements plus adaptés à une expédition nocturne.
– On y va ?
Entassés dans l’Amilcar de l’archéologue, les trois hommes se dirigèrent vers la rive méridionale du lac.
– C’est loin ? demanda Aldo.
– Environ quatre kilomètres. Si vous connaissez le coin, c’est entre Wollishofen et Kilchberg…
– Ce qui m’étonne, dit Aldo, c’est que vous, vous connaissiez si bien Zurich et ses environs.
– Ma famille est originaire de par ici. Ulrich, ce n’est pas un prénom américain… et mon nom c’est Friedberg.
– Vous m’en direz tant !
Trois heures sonnaient à l’église de Kilchberg quand la voiture atteignit l’entrée du village. Une odeur inattendue vint alors caresser les narines des voyageurs :
– Ça sent le chocolat ! fit Adalbert qui reniflait avec ardeur.
– La fabrique Lindt et Sprüngli est à une centaine de mètres, le renseigna Ulrich. Mais, tenez, voici la maison que vous cherchez, ajouta-t-il en désignant, au bord du lac, un beau vieux chalet dont la nuit, claire, permit d’admirer le colombage compliqué, encore enrichi par un décor peint.
Un joli jardin l’entourait. Adalbert, pour sa part, se contenta de jeter un coup d’œil et alla garer sa voiture, assez bruyante, un peu plus loin. On revint à pied et, un moment, on considéra la maison aux volets clos dans laquelle tout semblait dormir.
– C’est curieux ! remarqua Ulrich. Ils ne sont pourtant pas rentrés depuis bien longtemps et ce ne sont pas des couche-tôt ?
– De toute façon, fit Morosini, je ne suis pas venu ici pour contempler une vieille demeure. La meilleure façon de savoir ce qui s’y passe est d’y aller voir. L’un de vous saurait-il ouvrir cette porte ?
Pour toute réponse, Adalbert sortit de sa poche un trousseau comportant divers objets métalliques, gravit les deux marches du petit perron et s’accroupit devant le vantail. Sous l’œil admiratif d’Aldo, l’archéologue fit une brillante démonstration de ses talents cachés en ouvrant sans bruit et en quelques secondes une porte d’un abord plutôt rébarbatif.
– On peut y aller ! souffla-t-il.
Guidés par la torche électrique confiée à Ulrich, les trois hommes s’avancèrent le long d’un couloir dallé ouvrant d’un côté sur une vaste pièce meublée où, dans la grande cheminée de pierre, brûlaient encore quelques tisons. De l’autre côté du couloir c’était la cuisine, où flottaient des odeurs de choucroute, et, au fond du couloir, un bel escalier en bois sculpté montait vers les étages que la double pente du toit rétrécissait au fur et à mesure. L’arme au poing, les trois hommes explorèrent le rez-de-chaussée puis, avec d’infinies précautions, commencèrent à gravir l’escalier recouvert d’un chemin en tapis. Au premier ils trouvèrent quatre chambres, vides. Il en allait de même à celles du second étage, et toutes portaient la trace d’un départ précipité.
– Personne ! conclut Adalbert. Ils viennent de filer.
– C’est la meilleure preuve qu’ils ont le collier, grogna Morosini. Ils ont eu peur que la police les découvre.
– Il aurait pu se passer pas mal de temps avant qu’on les trouve, remarqua Ulrich. C’est grand, Zurich, et les environs encore plus.
– Il a raison, dit Aldo. Pourquoi cette fuite précipitée ? Et vers quelle destination ?
– Pourquoi pas chez toi ? Ta chère épouse tenait tellement à te faire arrêter ! Elle rapporte peut-être le collier, avec ou sans rubis, dans ta noble demeure où, quand tu seras revenu, elle pourrait s’arranger pour qu’il soit découvert par les flics ?