Morosini tourna la tête vers lui. Ils n’échangèrent qu’un bref regard, puis le prince déclencha la minuterie mortelle. Enfin, prenant son revolver où restait une balle, il l’approcha de la tête de l’homme qu’il respectait le plus au monde et tira… Le corps torturé se détendit. L’âme, délivrée, pouvait s’envoler.
– Viens, pressa Adalbert. Et n’oublie pas le rubis…
Aldo fourra le collier dans sa poche et s’élança tandis que son ami soufflait les dernières bougies… La porte se referma sur ce tombeau où restait encore un vivant…
Ils se retrouvèrent dans des éboulis et, après avoir couru quelques dizaines de mètres, ils se retournèrent pour voir ce qu’ils pensaient être une chapelle. À leur grande surprise, ils n’aperçurent qu’un tumulus formé de terre, de pierres et d’herbes folles et où n’apparaissait aucune trace d’ouverture…
– Incroyable ! souffla Vidal-Pellicorne. Comment avait-il pu réussir pareille installation ?
– De lui, rien ne m’étonne… C’était un homme prodigieux et je ne remercierai jamais assez le Ciel de m’avoir permis de le rencontrer…
Il avait une affreuse envie de pleurer et sans doute n’était-il pas le seul car Adalbert venait de renifler à plusieurs reprises. Il chercha la main de son ami et la serra brièvement :
– Allons-nous-en, Adal ! Nous n’avons pas beaucoup de temps et ça va sauter…
Ils reprirent leur course dans la direction où apparaissaient quelques lumières, peut-être les dernières maisons de Varsovie. Ils trouvèrent bientôt une route plantée d’arbres déjà dénudés mais au-delà desquels luisaient les eaux sombres d’un cours d’eau qu’Aldo reconnut aussitôt.
– C’est la Vistule et cette route, c’est celle de Wilanow qui doit être derrière nous. On sera très vite en ville…
Le bruit de l’explosion lui coupa la parole. Là-bas, le ciel s’embrasait. Puis une gerbe de flammes et d’étincelles jaillit du cœur du tumulus. D’un même mouvement, Aldo et Adalbert firent un signe de croix. Non qu’ils crussent à une quelconque rédemption de l’homme qui venait de payer ses crimes et ses forfaitures, mais par simple respect de la mort, quel que soit celui qu’elle atteignait…
– Je me demande, fit Vidal-Pellicorne, ce que penseront de ce bizarre tumulus les archéologues qui auront à travailler dessus prochainement ou dans des années…
– Disons qu’ils auront des surprises…
Et ils poursuivirent leur chemin en silence.
Dès le lendemain matin, ils partaient pour Prague, pressés qu’ils étaient de se débarrasser de la pierre meurtrière.
Ce même soir et à l’heure même où Morosini et Vidal-Pellicorne frappaient à la porte du grand rabbin dans la rue Siroka, à Venise Anielka et Adriana Orseolo s’installaient pour dîner dans le salon des Laques. En tête à tête…
Les deux femmes s’étaient quittées à Stresa, où Adriana avait séjourné vingt-quatre heures avant de regagner Venise tandis que sa « cousine » prenait le train pour rejoindre son frère à Zurich. Aussi, dès son retour au bord du Grand Canal, Anielka s’était-elle hâtée d’inviter à dîner « chez elle » celle qui était devenue sa meilleure amie. En effet leurs relations, entamées pour complaire à Solmanski père, jadis l’amant d’Adriana, et aussi pour déplaire à Morosini, s’étaient changées peu à peu en une complicité affectueuse.
Ce dîner que la « princesse » avait annoncé à Cecina sur le ton hautain qui lui était familier devait marquer, dans son esprit, un profond changement dans ses habitudes : persuadée qu’Aldo ne se tirerait pas si vite des griffes de la police helvétique et ayant, d’autre part, jeté au visage d’un époux détesté le masque de patience qu’elle portait, Anielka entendait se comporter désormais en dame et maîtresse du palais. Si Aldo réussissait à revenir avant la naissance du bébé, il n’aurait plus qu’à s’incliner devant le fait établi : sa réputation serait détruite – Anielka et sa « chère amie » comptaient bien s’en charger – il serait père et n’aurait plus d’autre solution que de marcher droit. C’était ce nouvel état de choses que l’on allait fêter dans l’intimité en attendant le grand dîner que la « princesse Morosini » comptait offrir prochainement à sa coterie d’amis internationaux et à quelques Vénitiens bien choisis, c’est-à-dire suffisamment désargentés pour être prêts à se faire les chantres laudateurs d’une femme à la fois riche, généreuse et belle.
– Je donnerai ce grand dîner dans une quinzaine de jours, déclara-t-elle à « sa cuisinière ». Ensuite, il me faudra compter avec l’enfant à naître et me ménager mais, pour ce repas avec la comtesse Orseolo, je veux de la cuisine française et du Champagne… Pas question de me faire avaler votre tambouille italienne que je déteste et que, d’ailleurs, vous feriez mieux d’oublier.
– Le maître l’aime !
– Mais il n’est pas là et ne rentrera pas de sitôt. Alors, mettez-vous bien dans la tête que si vous voulez rester ici, il faudra m’obéir. C’est compris ?
– Oh, c’est tout à fait clair ! fit Cecina du bout des lèvres. Madame la princesse commence son règne ?
– Vous pouvez le dire… encore que j’aimerais que ce soit sur un ton plus poli. Sachez ceci : je ne tolérerai plus vos insolences. Vous n’êtes rien d’autre ici que la cuisinière et vous pourrez en informer votre mari et mes autres domestiques…
Cecina s’était retirée sans autre commentaire, se contentant comme on venait de le lui ordonner de répéter à Zaccaria, Livia et Prisca ce qu’elle venait d’entendre. Zaccaria en avait été atterré. Quant aux jeunes femmes de chambre, elles s’étaient signées d’un même mouvement tandis que leurs yeux s’emplissaient de larmes :
– Qu’est-ce que ça veut dire, madame Cecina ? demanda Livia qui au fil des années était devenue le bras droit et la meilleure élève de Cecina.
– Que madame la princesse entend faire sentir son pouvoir à tout et tous dans cette maison.
– Mais enfin, s’écria Zaccaria, don Aldo n’est pas mort, que je sache ?
– Elle se comporte exactement comme s’il l’était.
– Et nous allons supporter ça ?
– Pour un temps, mon bonhomme, pour un temps…
À l’heure prévue pour l’arrivée de l’invitée, la cuisine du palais embaumait de senteurs exquises, il y avait des fleurs partout et la table ronde dressée au milieu des laques chinois portait les couverts de vermeil aux armes des Morosini, comme le ravissant service de Sèvres rose et les verres gravés d’or. Des roses s’épanouissaient dans un cornet de cristal et Zaccaria, vêtu de sa plus belle livrée, accueillit donna Adriana avec sa courtoisie habituelle avant de servir aux deux femmes, dans la bibliothèque, le Champagne de bienvenue.
– Fêtons-nous quelque chose ? demanda Adriana en découvrant cette accumulation de raffinement dont elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver un peu de gêne.
Tout eût été tellement différent si Aldo en personne était venu à elle, les mains tendues comme autrefois !
– Votre retour dans ces murs, ma chère Adriana, répondit Anielka très souriante. Et le début d’une nouvelle ère pour les Morosini.
On causa des événements qui avaient marqué l’anniversaire tragique de Mme Kledermann. En dépit de son empire sur elle-même, Adriana ne cacha pas sa surprise en apprenant qu’Anielka, après avoir subtilisé le collier, glissé ensuite à son frère, avait osé accuser son mari du meurtre :
– N’était-ce pas un peu… exagéré ? Je connais Aldo depuis l’enfance : il est incapable de tuer une femme…
– Je le sais, sinon il y a longtemps que je serais morte. Non, c’est un… ami de mon frère qui a tiré depuis le jardin avant de s’enfuir par le lac, mais Aldo avait besoin d’une leçon. J’espère que celle-ci sera profitable… et longue.