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– Quel endroit lugubre… et glacial ! Je suis gelé…

– C’est beaucoup plus aimable en été. Il y a des fleurs sauvages qui poussent entre les tombes et surtout cela embaume : le jasmin, le sureau, une odeur de paradis…

– Te voilà bien romantique ! Tu devrais pourtant te sentir plus joyeux : nos ennuis sont finis… nos aventures aussi, d’ailleurs !

Le soupir d’Adalbert amena un sourire de son ami :

– On dirait que tu le regrettes ?

– Un peu, oui… Il va falloir se contenter de l’égyptologie. Et puis, ajouta-t-il soudain grave, la vie aura moins de sel à présent que Simon nous a quittés…

– Moi aussi je le regretterai mais je te rappelle que mes ennuis, à moi, sont toujours d’actualité. La dernière des Solmanski continue à sévir sous mon toit… et ça peut durer encore longtemps.

– Tu penses à ton annulation ?

– Oui. Quand je l’obtiendrai, si j’y arrive, il y aura l’enfant d’un autre chez moi et j’aurai des cheveux blancs. Quant à Lisa… elle aura épousé Apfelgrüne ou quelqu’un d’autre.

Il y eut un silence que troubla seulement le passage lointain d’une voiture. Assis côte à côte sur une grosse pierre comme deux moineaux sur une branche, Aldo et Adalbert l’écoutèrent décroître.

– Tu avoues enfin que tu l’aimes ? murmura le second.

– Oui… et quand je pense que je pourrais être son mari depuis des années, je me battrais !

– Il ne faut pas ! Je vous vois mal engagés l’un et l’autre dans un mariage arrangé d’avance. Tu as joué ton rôle d’honnête homme en refusant de te marier pour de l’argent. Quant à elle, je ne suis pas certain qu’elle aurait accepté de devenir ta femme dans ces conditions. D’ailleurs, elle t’aurait méprisé…

– Tu as raison. Mais au fait, toi ? Tu pourrais épouser Lisa. Tu es libre comme l’air et tu l’aimes aussi ?

– Oui, mais moi elle ne m’aime pas… Et puis, je crois que je suis le type parfait du célibataire. Je ne me vois pas marié – les jumeaux n’aimeraient pas ! – à moins… à moins que j’épouse Plan-Crépin ?

– Tu veux rire ?

– Pas vraiment. C’est une fille cultivée, une fouineuse doublée d’une acrobate qui ferait sans doute merveille sur un chantier de fouilles. Sans compter ses talents de détective !

– Mais enfin, tu l’as regardée ?

– À moins d’une grave disgrâce physique, il n’y a rien qu’un bon couturier et un bon coiffeur ne puissent accomplir comme transformation. Cela dit, rassure-toi ! Je ne vais pas priver Mme de Sommières de son fidèle bedeau mais il se peut que, plus tard, j’offre à Marie-Angéline… un poste de secrétaire… ou d’amie fidèle ! Je suis certain qu’on travaillerait très bien ensemble… Je la trouve marrante, moi, cette fille !

Le temps passait sans ramener le rabbin. Aldo commençait à s’inquiéter :

– J’ai envie d’aller voir ce qu’il devient…

– Vaut mieux pas. Ça pourrait ne pas lui plaire. Il nous a dit de veiller, veillons !

– Tu as sans doute raison mais je n’aime pas cette atmosphère… ni cet endroit. Je me fais l’effet d’être un revenant. Ça me fait penser à un poème de Verlaine que j’aime bien pourtant…

– « Dans le grand parc solitaire et glacé, deux ombres ont tout à l’heure passé… », récita Vidal-Pellicorne. Moi aussi j’y ai pensé… à cette différence près que nous ne sommes pas un couple d’anciens amoureux.

Morosini eut un petit rire bas qui ne le réchauffa pas :

– Comment fais-tu pour savoir presque toujours ce qui me passe par la tête ?

Adalbert haussa les épaules :

– Ça doit être ça, l’amitié ! … Tiens, le voilà qui revient !

La haute forme noire aux longs cheveux blancs venait d’apparaître.

– Rentrons ! dit-elle seulement quand elle fut auprès des guetteurs.

En silence ils quittèrent le cimetière, regagnèrent la maison où les chandelles brûlaient toujours. De sous son ample vêtement, Jehuda Liwa tira un paquet enveloppé de forte toile grise et de fin tissu blanc qu’il déballa sur sa table : le grand pectoral apparut, magnifique et brillant, tel que Morosini l’avait vu deux ans plus tôt entre les mains de Simon Aronov. À une seule différence près : il ne manquait plus qu’une pierre, une seule au milieu des quatre rangées de cabochons sertis d’or. Les trois autres, le saphir, le diamant et l’opale avaient été remis en place et ce n’est pas sans émotion qu’Aldo, penché sur le joyau, toucha du doigt la pierre étoilée que sa mère portait jadis…

– Donnez-moi le collier, à présent, dit Liwa qui était allé chercher dans un meuble un sac de peau contenant des outils qu’il étala devant lui avant de prendre place sur son fauteuil à haut dossier.

Pendant un moment, ses doigts déliés s’activèrent à dessertir le rubis avec un soin extrême. Puis, le gardant sur sa paume, il alla le poser sur le rouleau ouvert de la Thora où Morosini eut l’impression qu’il lançait des feux plus intenses que jamais, comme s’il cherchait à se défendre. Le grand rabbin étendit au-dessus de lui ses mains en prononçant des paroles incompréhensibles, mais qu’au ton de la voix on pouvait deviner des ordres. Un fait étrange se produisit alors : peu à peu, les éclairs rouges faiblirent, rentrèrent dans la pierre qui, lorsque les mains s’écartèrent, ne fut plus qu’une gemme d’un beau rouge profond brillant sous la lumière blonde des chandelles. Liwa le reprit :

– Voilà ! dit-il. Désormais, il ne fera plus de mal à personne et je vais le replacer dans le pectoral. Cherchez dans cette armoire, ajouta-t-il en désignant un buffet ancien : vous y trouverez des verres et du vin d’Espagne. Servez-vous et asseyez-vous pour attendre !

– Pourquoi attendre ? demanda Aldo. Tout va rentrer dans l’ordre et le pectoral est désormais en votre possession. C’est, je pense, sa meilleure destination ?

– Non. Ce n’est pas ainsi que s’accomplira la prédiction. Quelqu’un doit le rapporter sur la terre de nos ancêtres. C’est ce qu’aurait fait Simon Aronov que l’Éternel accueille à sa droite ! Vous êtes son envoyé, prince Morosini, et, à défaut de lui, c’est à vous qu’incombe le soin de le rapatrier !

– Mais à qui le remettre ?

– Je vous le dirai. Laissez-moi travailler ! Vaincu mais non résigné, Aldo accepta le verre qu’Adalbert lui tendait et le vida d’un trait, puis en prit un autre. Pendant un moment, les deux hommes attendirent en silence. Enfin Adalbert osa élever la voix :

– Pouvons-nous vous parler ? demanda-t-il. Ou bien en serez-vous troublé dans votre tâche ?

– Non. Vous pouvez parler. Que voulez-vous savoir ?

– Pourquoi ne pas aller vous-même en Terre sainte ?

– Parce que je dois demeurer ici et qu’en partant je remettrais peut-être le pectoral en danger. Il faut qu’il arrive en de certaines mains. Un étranger noble, riche et bien introduit, sera beaucoup mieux accueilli par les Anglais.

– Et vous pensez que les Juifs vont se rendre en masse là-bas quand il y sera ?

– Quelques-uns, sans doute, mais l’exode se fera plus tard… dans une vingtaine d’années. En ce moment mes frères sont bien implantés dans divers pays. Ils sont riches, pour la plupart, et heureux. Ils n’ont aucune envie d’abandonner tout ça pour la vie incertaine des pionniers. Pour les y décider, il faudra l’aiguillon du malheur, le grand malheur que rien ni personne ne peut éviter maintenant parce qu’il est déjà en train de se préparer.

– Simon disait pourtant, intervint Morosini, que si nous faisions assez vite pour reconstituer le pectoral, Israël pourrait être sauvé ?

– Il lui fallait vous exciter à la chasse… et puis peut-être voulait-il y croire ? De toute façon, la tradition n’a pas dit qu’Israël retrouverait sa souveraineté dès que le pectoral serait rentré au bercail, mais bien que notre peuple ne pourrait retrouver sa terre et sa puissance tant que le symbole sacré des tribus ne serait pas de retour. Cependant, il est une épouvantable épreuve que nous ne pourrons pas éviter. Israël passera par les feux de l’Enfer avant de se retrouver.